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Critique de berni_29


Je vous emmène ce soir à la lisière de l'humanité, à l'endroit où un homme Siméon est entré dans le paysage de ce livre et où nous avons fait sa connaissance.
Ne vous attendez pas à une promenade de plaisir. Ici, c'est sombre, c'est glauque, c'est humide, ça pue, il fait froid. Je parle ici autant de cette vallée perdue, que du peuple égaré, confiné, sorte de damnés de la terre, que s'apprête à rencontrer Siméon.
Siméon est un homme simple, bienveillant, sans doute naïf. Il vient d'un autre pays, il est blessé au pied, harassé par le souvenir douloureux d'avoir perdu sa soeur Enina, nous le devinons, nous devinons que ce fut brutal. Il est pauvre, sa disgrâce physique est à l'inverse d'un coeur que l'on devine aimant, épris d'un espoir fou, d'un désir farouche de comprendre les êtres qu'ils s'apprêtent à rencontrer, celui de venir à eux. Il aborde cet endroit comme un éden et cela en dit long sur la nature du pays dont il vient et sur son attente aussi...
Cela en dit long aussi sur la beauté de son coeur.
Il veut écrire...
Ici les gens de ce village sont soumis aux contraintes des saisons, deux saisons seulement, seize mois d'automne pluvieux pour l'une auxquels succèdent les quarante mois de la saison d'hiver couverte du gel bleu.
Ça fait long, non ?
Siméon est poète, il arrive avec ses seules mains nues, des mains faites pour écrire, sans doute faites pour aimer aussi, je le devine.
Il veut transformer de la boue en rêve. Il veut traverser la pourriture et le froid, atteindre avec le chemin des mots la beauté ultime qui pourra sauver le monde. Il arrive avec des pages blanches, un grand bloc, des crayons, il veut écrire... Il nous donne déjà un aperçu au travers d'un journal, son récit de voyage, je l'ai parcouru, il est beau, prometteur...
Le comité d'accueil va rapidement lui donner le ton. Il va ainsi se heurter à une forme d'hostilité des habitants sans pour autant que cela le décourage le moins du monde dans son dessein.
Et nous voyons ici se dessiner toute une ribambelle de personnages aussi affreux, laids que méchants, à commencer par ces deux douaniers, faisant aussi office de gendarmes, qui exercent dans le village une parodie de l'ordre.
Un coup de pied d'un des douaniers, - le plus méchant nommé Esclados, dans la ramette des jolies feuilles encore vierges d'écrits, symbolise pour moi déjà terriblement cette furie contre les mots.
Les autres personnages sont tout aussi détestables et immondes qu'attachants, à commencer par la veuve Ham, mesquine, antipathique, obèse, qui gère le seul café - hôtel du village où échoue Siméon. « Un jambon de cinq tonnes au corset monstrueux ».
Il y a la petite Louana, lubrique et fouineuse comme un limier, impertinente et trop mûre pour son âge.
Il y aussi l'impudique Clara Dogde, dont Siméon tombe amoureux en l'admirant depuis la rue derrière sa fenêtre, elle nue, faisant sa toilette. C'est à croire qu'elle laisse les volets ouverts exprès. J'ai adoré le délire de l'écrivain sur ce hasard heureux pour lui et la manière dont il entend se servir de ce hasard : fait-t-elle sa toilette nue ainsi tous les jours ? Une fois par semaine ? Une fois par mois ? Une fois par an ?
Et puis il y a le Croll, ce personnage grandiloquent, alcoolique, attachant aussi à sa façon, pas forcément dans celle de soigner, il est autant ingénieux que généreux, ce médecin tout à la fois vétérinaire, guérisseur, aidé dans sa discipline d'un âne à la langue qu'on soupçonne autant râpeuse que vertueuse. Il tente de soigner Siméon...
Siméon, c'est l'étranger, le passeur possible, l'invisible visiteur, la douceur d'un homme qui entre dans un paysage inconnu et hostile.
Des rites de passage lui sont imposés pour qu'il soit accepté au village, conduisant à des scènes inouïes autant grotesques qu'insoutenables.
Tout au long du récit, une étrangeté nous invite, nous étreint, nous envoûte presque, nous assaille, nous écoeure, nous fascine tant qu'à faire.
Ici surgit l'étonnement à chaque page.
J'ai accompagné Siméon dans ce texte, dont le corps se gangrène au fur et à mesure que le récit avance...
J'ai aimé la noirceur, les intempéries, les étranges relations qui peuvent se lier entre les personnages.
Fable sidérante, conte baroque et horrifique, plaidoyer contre le grotesque des foules parfois abjectes, vertige à la lumière des mots... Ce texte dit tout cela.
Ode à la littérature.
Aussi.
Et surtout.
Pour tout cela, ce roman est fabuleux...
Comme il est jubilatoire de lire ce texte avec toutes les portes qu'il nous livre cinquante-sept ans après sa parution !
L'écriture de Maurice Pons est magnifique, poétique, convie à l'étrange en entrelaçant horreur et beauté avec quelque chose qui relève du don, ou de l'art de nous élever dans un texte hors du commun.
Il ne faut surtout pas voir Les Saisons comme un précepte sur l'usage insolite que l'on peut faire des grenouilles... Cependant, j'y ai appris des choses...
À la bonté innocente et vaine de Siméon, répond quelque chose qui n'est pas la barbarie mais se situe quand même à quelques encablures proches.
Siméon, venant écrire dans ce terrible paysage, tentant d'écrire, toujours empêché à chaque instant dans son geste de poser des mots, d'inventer des saisons nouvelles, de transmettre, comment faut-il s'approprier cet élan épris d'espérance et totalement désespéré ?
Je pose ces mots ce soir tranquillement, absorbant en moi les pluies et le gel qui viennent dans les pages.
Je ne regarderai plus jamais une grenouille de la même manière, ni peut-être même un chat ou une vache... J'aurai comme un arrière-goût étrange qui me remontera de la glotte devant un plat de lentilles...
« Chez nous, les grenouilles, elles servent à autre chose. C'est pour les femmes… À cause des enfants, tu comprends. Les maris ne le savent jamais ! Et pourtant, ça les chatouille, là-dedans ! »
Bon, je vous laisse, je vais à la pêche à la grenouille, je connais des endroits où les trouver...
Merci Chrystèle, Sandrine, Paul pour m'avoir guidé vers ce roman qui est un véritable coup de coeur.
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