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Critique de Paulette2


Lu dans le cadre du Grand Prix des lecteurs Pocket 2024, catégorie non-fiction

Voici comment Patrick Radden Keefe présente son livre :
" Je souhaitais écrire une histoire d'un genre différent, une saga dépeignant trois générations d'une dynastie familiale et la façon dont cette dynastie avait changé le monde, une histoire qui parlerait d'ambition, de philanthropie, de crime et d'impunité, de corruption des institutions, de pouvoir et d'appât du gain".
Cette "saga", c'est celle des Sackler, une richissime famille américaine qui tire sa fortune, évaluée à 14 milliards de dollars, de sa société pharmaceutique. Celle-ci a commercialisé le tristement célèbre Oxycontin, médicament qui est à l'origine de la crise des opioïdes. On évalue ses victimes à 450 000 morts c'est-à-dire plus que tous les Américains morts au combat depuis 1945. La simple lecture des chiffres donnés par le Prologue fait froid dans le dos…

Cette enquête-fleuve de 755 pages tire sa source d'un article que l'auteur a publié dans le New Yorker en 2017. Nan Goldin, la célèbre photographe, victime de l'OxyContin et qui a créé un collectif courageux pour dénoncer le scandale, contacte le journaliste. En trois ans de travail acharné, il va parvenir à collecter de nombreux témoignages et à prouver le lien entre le poison de l'OxyContin et la famille Sackler, connue pour ses actions philanthropiques éclatantes et son mécénat artistique généreux. Celle-ci s'était toujours appliquée à vivre cachée et préservait jalousement ses secrets.

Les explications sont claires, il n'est donc nul besoin d'avoir une grande culture médicale pour les comprendre.
Voici une synthèse succincte du déroulement des faits :
- Acte I : le "patriarche", Arthur Sackler, un touche-à-tout brillant, va développer en parallèle deux compétences : la médecine, double spécialité psychiatrie/chimie, et la publicité. C'est lui le premier qui va mettre en place une stratégie marketing redoutable au service des médicaments. Il fera beaucoup d'émules : aux Etats-Unis, le médicament est devenu un bien de consommation comme un autre.
- Acte II : la société pharmaceutique des trois frères, Purdue Pharma, commercialise un médicament à base de morphine pour les cancéreux en phase terminale. C'est le MSContin, un opioïde à libération prolongée. En parallèle, les médecins américains réfléchissent sur le traitement de la douleur, qu'ils trouvent trop timoré.
- Acte III : en 1997, il est remplacé par un nouveau médicament à base d'oxycondone, un opioïde de synthèse. C'est le fameux OxyContin. Pour se faire encore plus d'argent, Purdue a l'idée d'ouvrir le marché au-delà des soins palliatifs pour viser un éventail de consommateurs beaucoup plus large. Purdue va exploiter l'argument de vente consistant à mettre en avant le fait que ce médicament n'est pas de la morphine, celle-ci ayant très mauvaise réputation. Il va exploiter également la mauvaise connaissance des médecins sur l'oxycodone, qui la pensent moins forte et moins dangereuse (alors que c'est l'inverse : l'oxycondone est deux fois plus puissante et dangereuse que la morphine). Pour pousser le tout, une stratégie commerciale très persuasive est mise en place (séminaires sympas et repas offerts aux médecins, primes énormes pour les meilleurs vendeurs…). La mécanique infernale est enclenchée.
- Acte IV : une épidémie sans précédent s'abat sur tout le pays. Les victimes sont des patients qui voulaient juste calmer leur mal de dos ou de tête et se retrouvent dépendants au produit, des toxicomanes qui réduisent le médicament en poudre, ce qui accélère sa libération dans l'organisme. Ils meurent d'overdose par centaines de milliers et s'ils ne meurent pas, ils se heurtent à l'absence de centres de désintoxication adaptés et accessibles (1 personne sur 10 y parvient, toujours les plus riches). En face, le déni de Purdue Pharma et du clan Sackler, l'agressivité à l'encontre des journalistes, l'intimidation de toute personne qui tente de dénoncer le scandale, le mépris de Richard Sackler, l'héritier fou de la deuxième génération qui traite les toxicomanes de "criminels", la colère que ressent la famille d'être prise pour bouc-émissaire de "problèmes qui existaient déjà bien avant l'OxyContin". Bref, ils n'ont rien compris et leur morgue le dispute à leur bêtise.
- Acte V : après des années de déni national et d'incurie des organismes régulateurs, dont la FDA, 2500 procès sont actuellement en cours contre Purdue Pharma. Alors que le coût de la crise des opioïdes est estimé à 2 000 milliards de dollars, la famille Sackler n'a pas rendu sa fortune, dont elle continue de jouir tranquillement : elle a simplement été condamnée à payer 225 millions mais a toujours refusé d'admettre le moindre tort personnel. Purdue a été transformée en société caritative : elle continue de vendre des opioïdes mais reverse ses bénéfices aux états "pour leur permettre d'endiguer la crise".

Quoiqu'éprouvante pour les problèmes éthiques qu'elle soulève, la lecture de cet essai reste passionnante ! On ne s'ennuie jamais car l'auteur a su enrober son enquête ultra fouillée, documenté et justifiée (100 pages de notes pour prouver chaque affirmation) dans une narration souple qui nous donne l'impression de lire un bon polar. Nous assistons à l'"histoire d'un siècle de capitalisme", commencée avec une famille de juifs émigrés à New York au début du siècle, poursuivie avec l'ascension fulgurante des trois brillants frères Sackler devenus médecins, au développement de la publicité et des grands laboratoires qui font naître l'espoir de guérir les maladies psychiatriques mal connues et traitées à l'époque de la manière la plus barbare (avec des électrochocs, des lobotomies). Patrick Radden Keefe s'intéresse aux membres de cette famille en tentant de comprendre comment des médecins brillants, animés d'un vrai esprit philanthropique, ont pu engendrer les monstres cyniques qui vont leur succéder pour s'enrichir à milliards, en tuant leurs concitoyens en toute décontraction. La galerie de portraits est savoureuse, la balade chez les ultra-riches de la deuxième puis troisième génération aussi addictive qu'un Closer chez le coiffeur. Mais notre curiosité est teintée d'effroi devant un tel cynisme, une telle bêtise, un tel mépris.
On referme le livre avec un sentiment de colère triste, en pensant avec terreur au pouvoir des puissants et aux ravages du capitalisme quand il s'applique à la santé…
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