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Critique de peloignon


J'ai beaucoup entendu parler de Radiguet avant de l'avoir lu et ce que j'entendais m'intriguait beaucoup. Cet homme aurait réussi, avant de décéder alors qu'il avait à peine vingt ans, à écrire quelques livres d'une exceptionnelle maturité psychologique, en usant d'un style lapidaire et précis. Je me demandais si les qualités d'écrivain de Radiguet n'étaient pas un peu surfaites en fonction de son destin tragique et fulgurant.
Ma curiosité s'est donc lentement aiguisée sur l'anomalie temporelle que Radiguet constitue dans le monde restreint des grands écrivains jusqu'à ce qu'un petit espace se dégage au travers de mes nombreuses lectures. Elle s'est alors abattue avec avidité sur cette petite plaquette contenant la moitié de son oeuvre romanesque et a rencontré si peu de résistance que tout l'espace temps dont j'aurais disposé y a été irrésistiblement absorbé pour quelques heures. C'est indéniable, cette histoire de coeur a su faire résonner les rouages de ma constitution pneumatique à un train infernal et cela pour de multiples raisons.
Premièrement, le petit monde de la mondanité, où se déroule la trame narrative, nous est bien vite rendu familier en même temps que les personnages clés du roman.
Ensuite, le cercle relationnel qui unit les personnages principaux est vraiment très bien montré. Cette histoire de coeur se déploie en effet d'abord dans une sorte de huit clos sartrien, où chacun aime celui qui ne l'aime pas. Mahaut, qui est une sorte de Virginie, aime en effet passionnément son mari, le compte, aristocrate peut-être inspiré du Baron de Charlus, qui ne l'aime pas d'un même amour, ce dernier aimant plutôt François, sans trop savoir pourquoi au départ, tandis que François, personnage classique de semi-parvenu, aime Mahaut. le maléfice du huis clos sartrien est toutefois étouffé dans l'oeuf puisque le triangle des amours fonctionne simultanément par personnages interposés : Mahaut apprécie François puisqu'elle aime le compte et que le compte apprécie François; le compte aime François puisque ce dernier aime Mahaut et lui fait donc apprécier la valeur de sa femme et enfin, François aime le compte puisqu'il est aimé de Mahaut et que son amour veut le bonheur de son aimée.
D'autre part, l'aspect psychologique du roman est très bien monté. Procédant comme si il voulait démontrer, en dehors de l'horizon religieux, le principe pascalien selon lequel le coeur a ses raisons que la raison ne saurait voir, Radiguet pose la réalité ontologique de l'amour dans les ombres de l'inconscience. Ces personnages ignorent qu'ils aiment et agissent d'une manière qui constitue d'abord un mystère pour leurs consciences propres.
« L'histoire de coeur », pourtant fort complexe, est ainsi très clairement présentée au lecteur comme destin s'imposant à partir des profondeurs de leurs inconscients respectifs, de leurs « mondanités » au sens de l' « être-dans-le-monde » heideggérien. Dans ce roman, la vérité des êtres est toute sous-terraine, les consciences servent de réceptacle à l'actualisation des êtres déjà prédéterminés, les actions des personnages suivent plutôt les ordres de déterminismes inconscients et sont d'ailleurs perçues rétrospectivement comme mystérieuses par les personnages eux-mêmes : « Vivre un conte de fées n'étonne pas. Son souvenir seul nous en fait découvrir le merveilleux. » (25)
La situation du roman aboutie en effet lorsque l'amour arrive au niveau de la conscience des personnages. C'est donc à force de gestes inexplicables et obscures que la lumière finit par se faire, que l'amour se révèle comme une évidence aux différents personnages, le cas le plus intéressant, à mon avis, étant celui de l'amour que Mahaut finit par avoir pour François.
C'est, en effet, lorsque Mahaut réaliste l'insouciance du compte à son endroit qu'elle se tourne vers François en s'en déclarant intérieurement amoureuse. C'est l'énonciation interne d'un amour qui n'a rien de vrai, en dehors d'une protection psychologique face à l'affront que constitue le dédain du compte pour son amour, qui tient lieu de cet amour, qui actualise cette possibilité abstraitement, sans que François en soit la cause directe et concrète. François sera aimé par Mahaut comme une pure idée protectrice, un cataplasme devenu essentiel pour arrêter une hémorragie de coeur qui aurait pu être mortelle. C'est un véritable « amour » de survie. le phénomène est peut-être plus répandu qu'on pourrait le croire dans les histoires de coeurs de l'humanité féminine quand on y pense, mais l'exposer aussi brillamment constitue, à mon avis, un exploit tout à fait admirable.
Bref, dans ce monde mondain, où les affaires de coeur sont beaucoup trop profondes pour prendre une place importante, où l'on vogue dans les profondeurs brumeuse de l'inconscient et où Mahaut vit en étrangère sans le savoir, cet « amour », pour François, ne tardera pas à devenir officiel. le compte d'Orgel n'y trouvera évidemment aucune raison de s'émouvoir, de même qu'il n'a aucun scrupule moral dans ses propres infidélités, qu'il accomplie d'ailleurs exclusivement en fonction d'impératifs mondains.
Il faut être dénué complètement de passion pour pouvoir dominer parfaitement son objet et ce détachement absolu ne devient possible que si on l'a d'abord expérimenté. Or, les rouages de l'amour sont si élégamment et finement présentés au lecteur, dans un amalgame tellement maîtrisé de profondeur et d'ironie qu'il faut se rendre à l'évidence : tout cela tient assurément du prodige, d'un très jeune prodige d'à peine vingt ans.
Au moins sur le plan de l'amour, Baudelaire semble donc bien avoir eu raison de dire que l'homme est un enfant égaré. Toutes les possibilités sont bien présentes dans cette oeuvre génialement juvénile. Aucun égarement d'actualisation ne vient gâcher la pureté du portrait.
On trouve ainsi, en apparence, autant de maturité qu'on pourrait en trouver dans le serein dégrisement envers le vivant qu'apporte avec elle le lent déploiement de la sénescence. Et pourtant, il ne faut pas s'y tromper, si Radiguet est génial, il demeure un très jeune écrivain qui s'amuse à un exercice dont la cruelle perfection fait voir un jeune homme brillant qui a encore l'illusion de tout comprendre.
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