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Critique de Ingannmic


La nouvelle qui ouvre et donne son titre au recueil est la transcription du journal d'une quadragénaire qui se retrouve seule après le décès de ses parents, avec lesquels elle a toujours vécu. le trio a mené une vie austère, délibérément ignorante des lieux de spectacles, de plaisirs. Aussi, elle a éprouvé dans un premier temps comme un parfum de transgression, de liberté, s'autorisant à fréquenter des restaurants, devant toutefois se contenter, vu ses modestes moyens, de ces établissements dits "sans alcool". Assez rapidement, l'impression de liberté s'étiole, remplacée par un immense sentiment de vacuité et de solitude, et la sensation d'être comme une orpheline de seize ans dans un corps vieillissant mais qui n'a jamais vécu. C'est comme si quelque chose se préparait pour elle en un ailleurs qu'elle n'atteindra jamais. Elle éprouve la nostalgie de ce qu'elle n'a pas fait, des lieux qu'elle n'a pas vus, échoue à atteindre la joie qu'elle tente de traquer dans des choses simples, un plat apprécié, une promenade... Sa précarité croissante la met en quête d'un emploi, en vain : elle est trop "vieille". La vie se dérobe, fuit devant elle.
C'est également la solitude d'une femme vieillissante qu'Alice Rivaz met en scène dans "Le piano de Lina". Nouvellement retraitée, l'héroïne occulte le désoeuvrement qui guette en se lançant dans de grands ménages de printemps puis imagine reprendre le piano, qu'elle a abandonné jeune fille, faute de moyens. Elle a gardé un vieil instrument sur lequel elle focalise tous ses espoirs. Las ! sa remise en état réclame une somme exorbitante, dont elle ne dispose pas. Elle aussi cherche sans succès un petit emploi pour compenser son faible revenu de retraitée. Elle n'a pas même les moyens de changer ses bas, dans lesquels sa maigreur la fait flotter… La lente mais inexorable bascule dans la misère de ces deux solitudes exsudent un désespoir dépeint sans outrance, avec une tristesse insondable mais jamais larmoyante, comme le constat désabusé d'un malheur contre lequel la lutte est vaine.

"Une Marthe" évoque de même le destin d'une femme qui n'a jamais vécu pour elle-même. Elle est née à la fin du XIXème dans le Jura vaudois, où tout le monde connaissait sa Bible sur le bout de doigts, et où la place de chacun était strictement déterminée, les hommes travaillant dans l'horlogerie, les femmes s'occupant des travaux du ménage. C'est ainsi que notre héroïne, pendant que ses frères et son père lisaient après leurs journées de travail, prolongeait la sienne -passée à assister une vieille tante impotente et à tenir leur propre foyer- en raccommodant. le mariage lui a permis de s‘éloigner de la cellule familiale, mais pas d'échapper à une autre forme d'aliénation, son époux les entraînant dans la spirale de l'endettement, pendant qu'elle s'échinait à tenter de compenser ses folies financières.
C'est avec amertume que l'héroïne évoque son existence, et les carcans dans lesquels le monde patriarcal enferme les femmes en général. le ton est ironique, mais plus triste que méchant, notamment face au constat qu'elle et ses semblables se condamnent bien souvent elles-mêmes à cet enfermement, entre mesquinerie - mélangeant ce qui relève de l'amour et ce qui relève du domaine de l'aménagement matériel- et impossibilité de prendre de la distance : obnubilées par l'accomplissement de leurs tâches, elles en deviennent incapables de réaliser ce qui est important, et donc de s'émanciper.
Les femmes sont au coeur de la quasi-intégralité des nouvelles du recueil, qui s'applique, sans prosélytisme, juste en racontant des histoires, à dépeindre une condition féminine aliénante et inique. L'autrice en revient à plusieurs reprises à ce cercle vicieux dont sont victimes ses personnages, conditionnées à se vouer à des tâches bassement matérielles dans lesquelles elles finissent par se perdre afin de ne pas affronter le vide que cette assignation à l'entretien du foyer confère à leurs existences.

Mais c'est aussi le portrait d'une certaine classe sociale, au train de vie poussif, que dépeint Alice Rivaz. Les fins de mois -voire les débuts- sont difficiles, les privations nombreuses, et pour peu que la vulnérabilité financière s'accompagne de solitude, la bascule dans une irréversible précarité peut survenir à tout moment.

Et les hommes dans tout ça ? Eh bien ils apparaissent surtout comme ceux à qui profite de fait cette aliénation, qu'ils ont donc tout intérêt à entretenir.

Ce qui frappe également dans le recueil est la récurrence de textes mettant en scène le profond décalage entre les attentes des sexes respectifs. Au gré de rendez-vous galants, d'anecdotes évoquant les débuts de romances que l'autrice s'empresse de dégraisser de tout romantisme, le constat est chaque fois le même : la sincérité, la fidélité et dévouement des femmes, qui aspirent à l'amour et à la pérennité, se heurtent à la désinvolture et à l'inconstance d'hommes essentiellement préoccupés de leur propre plaisir.

Triste et subtilement cruel.
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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