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Critique de Dandine


La lecture d'Abdelrazak Gurnah m'a incite a relire ce livre. Il m'a plu comme a ma premiere lecture. Au point que je lui dedie un billet, a la place d'un plus ancien qui a mysterieusement disparu.

Qu'est ce que j'y ai trouve?

En arriere-plan un village soudanais colle a la rive du Nil. Son agriculture, son organisation, ses coutumes.

Au premier plan le narrateur (son nom n'est pas devoile dans le livre): un natif du village qui a, grace a une bourse, poursuivi des etudes a Londres – jusqu'a un doctorat litteraire -, travaille au ministere de l'education a Khartoum, la capitale Soudanaise, et passe ses vacances dans son village natal. La il rencontre Mustapha Said, un nouveau venu, mysterieux mais respecte de tous, qui va finir par se confier a lui et lui raconter sa vie. Et ce Said lui vole donc elegamment le premier plan.

Qui est ce Said? Un soudanais surdoue qui a lui aussi ete envoye par les colonisateurs britanniques etudier dans la metropole et y est devenu un eminent specialiste de poesie anglaise. Un africain noir de peau, musulman, qui surpasse et bat les europeens dans leurs propres domaines, sur leur propre terrain. Mais ca ne lui suffit pas. Il ne veut pas devenir l'un d'eux. Il veut les conquerir, les subjuguer, les dominer, les annihiler. Il confiera au narrateur ce qu'il avait en tete: "Je libererai l'Afrique avec mon penis!". Il seduira donc nombre de femmes qu'il poussera au suicide, et quand ca ne marchera pas avec l'une d'elles, il la tuera. Juge, il revendiquera son crime et passera 15 ans en prison. Libere, il revient au Soudan et s'installe comme agriculteur au village, tirant un trait sur son passé, qu'il cache soigneusement, en fait revenant a ses sources ancestrales.

Le parallelisme entre le narrateur et Mustapha Said saute aux yeux, mais aussi leurs differences: Said se revolte contre tout entourage reel, c'est un contestataire combatif, alors que le narrateur me semble plutot un reformateur modere. Pas par hasard Said meurt noye dans le Nil, mais lorsque le narrateur risque de subir le meme sort il se ressaisit a la derniere minute, agite frenetiquement bras et jambes, et rassemble ses dernieres forces pour crier: Au secours!

C'est un roman tres bien ecrit. On entre dans l'atmosphere du village comme si on y etait. On sue avec ses habitants dans leur travail, on boit avec eux (oui, oui, entre deux appels du muezzin on ingurgite quantite d'alcool), on sourit aux blagues salees des vieux (avec l'age ils ont une langue completement debridee), on enrage a la fin face aux pratiques de mariages forces et a leurs consequences. On suit, avec un interet effare, les agissements du sieur Said en Europe. Un beau roman, agreable a lire. Enfin, agreable a lire, c'est selon. Plutot un roman tres bien ecrit, qui interpelle, plus: qui derange.

Contrairement a mon habitude, j'ai lu avant de poster ce billet les critiques d'autres babeliotes. Comme si je n'etais pas sur de mon ressenti (je vieillis…). Les uns mettent en exergue la difficile relation hommes/femmes, d'autres les rapports colonisateur/colonise, une amie parle de contrastes. Moi je vois surtout des conflits. Conflits tradition/modernite, conflits de genre, conflits religieux, conflits dominant/domine, conflits colonisateur/colonise, conflits Occident/Orient ou Occident/Afrique, conflits de civilisations. L'auteur ne pousse pas la charge jusqu'a insinuer un choc de civilisations, a la Samuel Huntington. Il nous donne un texte beaucoup moins simpliste et insiste aussi sur les conflits interieurs, ceux qui opposent les occidentaux entre eux et les orientaux entre eux; sur les dilemmes et les contradictions internes. Ainsi Said tue les femmes des colonisateurs, mais a sa mort sa veuve sera sacrifiee, mariee de force a un vieillard de 70 ans, et mourra, tuee en fait par ses concitoyens, les colonises. Les colonisateurs ne sont pas dans ce livre les seuls responsables des maux de l'Afrique. Pour ceux qui auraient des doutes la-dessus, le manuscript laisse par Said que le narrateur decouvre commence par cette dedicace: "A tous ceux qui ne voient que d'un seul oeil et parlent une seule langue, a ceux pour qui les choses sont blanches ou noires, orientales ou occidentales". C'est a ceux la que ce livre est en fait dedie, pour leur dire que toute realite est toujours complexe.

Ce n'est pas un hasard si ce livre a ete interdit au Soudan et en d'autres pays arabes pendant fort longtemps. Il n'a ete autorise que quand ils ne pouvaient plus ignorer ses qualites.

En definitive, un tres beau roman. Un des plus grands ecrits en arabe, parait-il. Pour moi, un grand, toutes cultures et toutes langues confondues.


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