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Critique de ThomasDemoulin


Des Contrées des âmes errantes ! Je repense avec plaisir à ces pages lues cet été, je repense à ceux que l'on y croise, à ceux que l'on y cherche, à ce père disparu, et je m'étonne. Je dois plonger dans d'autres mondes, d'autres sensibilités que la mienne : un monde où une famille a laissé quelques traces, même si elles sont ténues, même si les signes en sont peu lisibles. Il y a des lettres, il y a l'écriture. Moi, je viens d'un monde où l'écriture n'existe pas, où il n'y a pas de traces. Même les noms de famille, chez nous, ne sont pas les bons. Ma mère ne porte pas le nom de son père, pas plus que mon père, né sous X, ne porte de patronyme. Tout et tous, très vite, se perdent dans l'ombre, dans l'anonymat, dans le doute même sur les véritables géniteurs.
Cette quête, cette histoire, excitent donc ma curiosité. Ce sont des exils, des ailleurs, des vides – cela, je comprends, intuitivement. Nos deux extrémités se rejoignent. L'écriture, à la fois trace et chemin, peut rencontrer l'existence des personnages, l'évolution de leurs liens, les soubresauts de leurs peuples. Et de nouveau je m'arrête, fasciné. Jamais les quelques membres épars de ma famille n'ont eu de liens, ni entre eux, ni avec ce qu'on appelle la grande histoire. Ils sont passés au travers de tout, sans conscience, sans autre histoire que celle de leurs efforts quotidiens pour « avoir de quoi » et grappiller quelques échelons sur l'échelle de la richesse. On peut trouver cela affreux, ces gens qui ne font que travailler, qui fabriquent ou vendent des marchandises, et dont toute l'intelligence, le soir à l'arrière de la boutique ou sur la table de la cuisine, vise à compter. En un sens, certains vivent comme cela depuis la plus haute Antiquité. La seule écriture est celle qui figure sur les quelques sous qu'on a gagnés. Avec l'écriture, les personnages de ce récit sont déjà des « âmes » : à mes yeux ils ont déjà la maîtrise du feu, jusqu'à la narratrice-enquêtrice qui, elle, est la grande maîtresse de tout cela. J'ai tout d'abord eu du mal à regarder des créatures si brillantes sans être renvoyé à mon obscurité.
Et pourtant, nous éprouvons de l'empathie pour ces âmes qui errent car, en réalité, le monde est si violent qu'il délite l'écriture. Bien plus que le temps, c'est la bêtise humaine, sa stupidité politique notamment, qui ronge et brise les liens de l'écriture, lesquels fondent la possibilité de toute relation : connaissance et récit. En lisant Les contrées des âmes errantes, le lecteur se rend compte que nous sommes dangereusement réduits à vivre dans des sociétés où l'écriture et la signification sont menacées d'extinction. On sait bien au profit de quoi, du reste : le calcul, toujours lui, l'intelligence comptable dont les spéculateurs immobiliers comme la grosse « dondon » du roman sont ici les parangons. Ils menacent de tout détruire, et de nous délier.
Le roman Les contrées des âmes errantes se distingue de la production habituelle par sa lucidité. Mais aussi, et c'est son honneur et sa noblesse, il retire l'écriture à l'industrie et à la marchandisation, contrairement à trop d'auteurs qui l'y soumettent, par lassitude ou naïveté plus que par cynisme à mon avis. C'est en cela que l'écriture de Jasna Samic demeure une poésie critique salutaire.
Vous savez donc, chère Jasna, ne pas avilir l'écriture, et je suis sûr que c'est une source d'espoir pour de nombreux autres lecteurs. Maintenant, je voudrais savoir si cette résistance de l'écriture, chez vous, relève d'une nostalgie qui pourrait être une forme de désuétude. Ces âmes errantes seraient enfermées dans un passé qui phagocyterait le présent, l'empêchant d'émerger. Je suppose que la nostalgie accompagne toujours un peu l'exilé, qui a des racines. Or, parfois, ne pourrait-il pas arriver que cet attachement contraigne trop la tête en arrière (ou vers le haut !) ? Je n'ai pas forcément la réponse à cette question, je sens que vous relire sera nécessaire. Quel est, justement, le rôle de ce fils, lui qui semble le premier destinataire de cette enquête ? C'est lui, sans doute, qui fécondera cette intense circulation des âmes, lui qui lui inventera une forme présente, lui, enfin, qui actualisera le virtuel. J'entrevois qu'il doit y avoir une dialectique de la nostalgie, qui tourne au bout du compte en transmission, et que ce mouvement s'est perdu dans la culture libertaire française. Une voie présente serait donc de reconférer à l'écriture sa simple mission de communication. Par un biais inattendu pour moi, vous vous mouvez, Jasna Samic, aussi dans l'intuition littéraire que les temps communiquent, se relient, passent l'un dans l'autre ; l'ordre chronologique est de la foutaise, une saloperie née des structures d'oppression sociale, liée notamment à l'organisation du travail. le temps n'est pas une flèche : il y a une topologie du temps qui y autorise la navigation, l'errance – mot parfaitement exact, vous avez raison.
Vous le voyez, chère Avesta, je laisse les jugements techniques aux savants professeurs. Je prends votre livre avec plus de philosophie. Hé bien, de ce point de vue là, Les Contrées des âmes errantes voient juste et loin.
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