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Critique de Apoapo


[Lecture que je dois à la suggestion d'une amie chère : qu'elle en soit ici remerciée.]

Le protagoniste de ce roman, Ndéné Gueye, est un jeune professeur de littérature française à l'université de Dakar. Rama, sa compagne, lui fait visionner une vidéo qui représente une foule ensauvagée qui profane la sépulture d'un jeune homme accusé d'homosexualité et en déterre le cadavre ; Ndéné est ainsi sensibilisé pour la première fois à l'ampleur et à la férocité de l'homophobie au Sénégal, et cette sensibilisation se mue en une métamorphose intime parallèle à un basculement contre la société et ses valeurs auxquelles il adhérait jusqu'à la veille : ces deux transformations constituent l'action romanesque.
Toutefois, ce qui est au moins aussi intéressant que le parcours du héros narrateur, à mon sens, ce sont les personnages secondaires, dont chacun représente un point de vue singulier et emblématique de l'homophobie ou de la lutte contre celle-ci, au sein d'une société qui, dans un rigorisme traditionaliste croissant, fait de l'homosexualité le symbole de la corruption venant de l'étranger, notamment des Blancs, et de l'homophobie un réflexe identitaire irrationnel.
Il y a donc parmi les personnages anti-homophobes Rama qui mène son propre combat d'émancipation féministe et sa sulfureuse amie Angela Green-Diop, métisse à demi étrangère revenue d'Amérique pour travailler pour Human Rights Watch. Les personnages ambivalents sont ceux chez qui le sentiment d'humanité se heurte à celui d'appartenance et de loyauté communautaire : Hadj Majmout, le père du protagoniste, sa seconde femme Adja Mbène, la mère désespérée d'Amadou, le garçon à la tombe violée. Parmi les promoteurs de la haine, on retrouve tous les détenteurs de l'autorité : le doyen de la faculté, l'imam et son successeur. Mais les plus intrigants, ce sont les personnages que je définirais d'ambigus, dont M. Coly, « le meilleur professeur de la faculté de lettres […] spécialiste de la poésie symboliste française », le « jotalikat », c-à-d. le « passeur », « transmetteur », « caisse de résonance » de la voix de l'imam, et surtout Samba Awa Niang, homme de spectacle, animateur de danses folkloriques dionysiaques, qui semble être le seul à pouvoir assumer voire surjouer son identité de « góor-jigéen » d'« homme-femme », épargné, adulé, adoré du peuple et des puissants...
Au cours d'un échange avec l'amie à qui je dois cette lecture, nous avions noté l'analogie entre ce personnage et la circonstance que dans un tout autre contexte, mais dans une société musulmane presque aussi homophobe que celle du Sénégal ici décrit, à savoir en Turquie, au moins deux chanteur.se.s de musique pop traditionnelle savante, Zeki Müren (1931-1996) et Bülent Ersoy (né.e en 1952) sont des transgenres homme-femme qui, depuis de nombreuses décennies, sont tout aussi vénéré.e.s du grand public. Il semblerait que leur profession d'artistes de spectacle, en leur conférant ce « rôle » de représentation d'un personnage au sens théâtral ou cinématographique du terme, leur garantit un statut d'exception ainsi que l'invulnérabilité. C'est dans ce sens d'ailleurs que l'auteur l'explique, par les mots de son personnage :
« […] Mes performances sont un jeu, je me mets en scène, d'une certaine manière. Je joue à être quelqu'un d'autre, un personnage : c'est le principe même du travestissement. Les spectateurs croient que je joue, ce qui leur fait oublier que je suis un góor-jigéen. Ils pensent peut-être que j'exagère le personnage. C'est ça aussi qui me protège, je pense. Je n'apparais jamais comme góor-jigéen, mais comme personnage de góor-jigéen. » (p. 119).

Un second élément d'analogie entre le personnage du roman et les chanteur.se.s turc.que.s semble fournir un élément d'explication complémentaire, fondée sur l'interprétation identitaire de l'homophobie que j'ai suggérée plus haut : l'un comme les autres sont des artistes traditionnels, non des avant-gardistes ni des revendicateurs « subversifs » - à l'instar des góor-jigéen militants, « vulgaires, impudiques, provocateurs » et surtout xénophiles que dénonce M. Coly (p. 146 et ss.). Ils représentent la société dans tout ce qu'elle a de plus traditionnel par leur art, et permettent à tout un chacun de s'y identifier sans danger de « contamination »...
Après tout, comme le dit Adja Mbène à Ndéné dans l'un des moments les plus chargés d'émotivité du roman :
« - Ce n'est pas la faute qui compte... C'est la demande de pardon, quelle qu'elle soit. C'est de revenir parmi nous. Dans ta société. Dans ta famille. [...] » (p. 162).
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