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Critique de AnnaCan


« Bien sûr c'était la question fondamentale, celle que je n'osais pas encore affronter. La seule question valable. Que s'était-il passé en moi pour que je m'intéresse au sort d'un homosexuel inconnu sorti de sa tombe ? »

Que s'était-il passé pour que Ndéné Gueye, jeune professeur désabusé ayant perdu toute illusion quant à la possibilité de susciter chez ses élèves autre chose qu'un ennui maussade à l'égard de la littérature française du XIX° siècle, se passionne pour un fait divers sordide diffusé en boucle sur les réseaux sociaux — l'exhumation de sa tombe fraîchement creusée du cadavre d'un présumé góor-jigéen ?
Que s'est-il passé pour que son indifférence à l'égard des homosexuels en général et de ce fait divers en particulier cède la place à une fascination morbide puis au désir de comprendre, enfin à une douloureuse mais salutaire introspection ?

C'est à cette question que tente de répondre le livre, un livre longuement mûri par l'auteur sénégalais qui confesse avoir été profondément marqué, alors qu'il était encore au lycée, par la vidéo qui ouvre le roman, une vidéo d'une violence symbolique inouïe dans laquelle nous entrons à tâtons, ne distinguant et ne comprenant rien tout d'abord, puis, à mesure que l'image et que l'action se précisent, comprenant enfin, partagés entre l'incrédulité, le dégoût, la peur et la pitié.

« Ils tiraient, un dernier effort, comme l'ultime cognée du bûcheron avant que le baobab s'effondre, et le cadavre jaillit de la fosse dans une rumeur profonde et inhumaine, où les exclamations apeurées se mêlaient aux versets coraniques et aux injures. »

Cette entrée en matière cinématographique particulièrement saisissante instaure d'emblée une tension dramatique qui propulse le roman sur une hauteur vertigineuse dont il est très difficile de redescendre. En tout cas, pour moi, ce fut difficile. J'ai d'ailleurs longuement hésité à lire ce livre. Et sans les récents retours de Chrys (@HordeDuContrevent), Francinette (@afriqueah), Fabinou et Isa (@Ileauxtresors), il est probable que je ne m'y serais pas risquée.
Quand j'étais petite fille, j'ai vu un film au cinéma qui m'a profondément marquée, « Victor Victoria », mettant en scène une femme crevant littéralement de faim qui décide de gagner sa vie en se faisant passer pour un homme qui se produit sur scène travesti en femme. Cette femme se faisant passer pour un homme se faisant passer pour une femme fut pour moi une révélation. L'ennui, c'est que je n'ai toujours pas compris, quarante ans plus tard, ce que recouvrait au juste cette révélation. Je suppose que cela a à voir avec mon sentiment profond que la frontière entre hommes et femmes est poreuse et mouvante, qu'il est bien plus fécond de creuser la part de féminin en soi quand on est un homme et réciproquement, que de vouloir la minorer ou la nier comme s'attachent à le faire avec une opiniâtreté imbécile l'écrasante majorité des religieux, ce, pour les siècles des siècles.
J'ai une fâcheuse tendance, sur les sujets qui touchent à la liberté sexuelle, à l'homosexualité, au droit des femmes à disposer de leur corps, à considérer que tous ceux qui ne pensent pas comme moi sont de sombres crétins dépourvus de la plus élémentaire lucidité, et je me suis vraiment beaucoup reconnue dans l'impétueuse Rama, dans son intransigeance, voire dans sa brutalité à l'égard de son amant, Ndéné Gueye :

« On se fiche de ce que tu racontes sur l'aveuglement du monde. Si t'es capable de voir que tout le monde est aveuglé, c'est que tu penses ne pas l'être. Tu vois, t'es sûr ? »

Bref, sur ces sujets, j'ai tendance à ne pas faire dans la nuance. Or, à mon avis, il n'y a pas de littérature possible sans une maîtrise minimale de l'art de la nuance. Mohammed Mbougar Sarr, qui explique avoir destiné son livre à un public en particulier, le peuple sénégalais, qui, sous la double emprise de l'obscurantisme religieux et d'un puissant ressentiment à l'égard des anciens colonisateurs accusés d'avoir introduit dans le pays leurs moeurs dévoyés, entretient à l'égard de l'homosexualité une relation parfaitement hystérique, possède magistralement cet art de la nuance.
Il est sans aucun doute indigné. Mais il a l'intelligence de ne pas s'en tenir là, ce n'est pas un pamphlet qu'il écrit.
En donnant la parole à ceux, et ils sont nombreux, qui considèrent l'homosexualité comme le Mal absolu, ainsi qu'à ceux, infiniment plus rares, qui défendent la cause gay dans son pays, enfin à ceux qui, par leur style de vie, leur allure, ou leur sexualité, risquent leur peau à tous moments, il instaure les termes d'un débat contradictoire. Aux paroles du père du narrateur, homme pieux et musulman rigoureux, menaçant son fils de le déterrer de ses propres mains sans pelle ni pioche s'il apprenait qu'il était un góor-jigéen, répondent la douleur et la dignité d'une mère qui dût creuser seule un trou dans la cour de sa masure pour y entreposer la dépouille de son fils :

« Il n'y avait plus là qu'une tristesse, immense et sans remède, ainsi que la trace de quelque chose d'infini et de têtu, et que j'hésitais, parce que ce mot était trop facile, trop simple, trop usité, trop limité, presque insultant pour cette femme, à nommer courage. »

Mbougar Sarr ne commet pas la grossière erreur de se tenir en surplomb au-dessus de la masse indistincte des indifférents, des ignorants et des lâches, il se tient à hauteur d'homme, nous décrivant avec humilité, avec une grande honnêteté intellectuelle et une auto-dérision jubilatoire, chacune des étapes de sa révolution interne sur ce sujet hautement inflammable qu'est l'homosexualité au Sénégal.
Depuis l'indifférence et la paresse initiales résumées par une phrase piteuse — « après tout, ce n'était qu'un góor-jigéen »  — qui lui vaut une gifle monumentale de la part de Rama, jusqu'au puissant sentiment de honte et de culpabilité qui le pousse à rechercher l'identité du góor-jigéen exhumé du cimetière, Nguéné Gueye s'approchera au plus près de la vérité au risque de s'y brûler.

« J'étais allé trop loin dans l'ombre et la solitude. Il était plus facile pour moi de m'y enfoncer que de rebrousser chemin. Plus vital aussi, car j'avais fini par croire, par me convaincre qu'au bout de cette solitude et de cette culpabilité m'attendait un salut, peut-être une vérité que rien ni personne d'autre n'aurait pu, sinon m'offrir, au moins me montrer. »
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