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Critique de oblo


Quel plus triste épithète pourrait-on accorder à Brüsel que cet "obscur" qui qualifie les cités qu'explorent, album après album, François Schuiten et Benoît Peeters, et leurs lecteurs avec eux ? En réalité, ou en tout selon la vision qu'en ont les membres de son conseil échevinal, Brüsel est une cité radieuse, une ode architecturale au progrès, un condensé urbanistique de technologie et d'hygiénisme. Menée tambour battant par M. de Vrouw, un homme d'affaire qui clame trop son honnêteté pour qu'on y croit vraiment, la modernisation de Brüsel est un chantier colossal. Autour d'un hôpital gigantesque se dresseront tours modernes et axes de circulation en tous sens, et toutes altitudes. Là s'épanouiront les populations, attirées par la modernité ... à moins que tout cela ne soit qu'un rêve. Car si les grues, bulldozers et autres machines de construction se mettent rapidement à l'ouvrage, quelques menus grains de sable vont enrayer la machine. A la suite de Constant Abeels, fleuriste auquel le progrès intime de s'intéresser aux fleurs en plastique, le lecteur découvre le revers de cette modernité si ardemment désirée. La ville moderne déshumanise ceux qui la construisent et ceux qui y vivent, et ce qui semble un projet démesuré est en réalité, et plus simplement, totalement fou. Alors, l'homme croyant pouvoir dépasser sa propre condition, court à sa perte, accélérée par Dame Nature, tandis que l'amour, lui, jaillit miraculeusement dans ces méandres de béton.

C'est un dégât des eaux qui amène Constant Abeels à se présenter aux locaux de l'administration municipale de Brüsel. En chemin, une violente averse le détrempe. Pris d'un coup de froid, Constant est aussi dérouté par l'information qu'on lui donne : son dossier récemment numérisé a été perdu dans les limbes de l'informatique. Désespéré, car sa boutique nouvellement aménagée devait rouvrir sous peu, Constant succombe au mal en lui. Premier - et longtemps unique - patient du nouvel hôpital, le pauvre homme est en butte avec un système tout entier, dans lequel ni son corps, ni son activité professionnelle ne sont considérés. C'est grâce à Tina, une jeune femme rencontrée au guichet administratif, qu'il parvient à s'en sortir, extrait littéralement de la ville immonde qui croule sous son propre poids. Et ainsi clôt-on une histoire marquée par les eaux, symboles de vie et de force, et convoquées là comme châtiment quasi biblique, à ceci près que les eaux ne sont pas divines car tombées du ciel, mais chthoniennes car venant des profondeurs souterraines. L'eau emporte ainsi les rêves de progrès, ne se laissant, dans cette histoire, point dompter, comme le fut la rivière Senne dans la Bruxelles réelle.

Cependant, de la tuile inaugurale au déluge final, l'exploration du double tentaculaire de la capitale belge permet d'interroger la notion de progrès, matérialisé ici par le gigantisme des constructions et caractérisé par le détachement désormais total entre l'Homme et la nature. Les fleurs en plastique de Constant Abeels en sont la preuve la plus accablante. L'homme veut vivre en hauteur, se déplacer aux mêmes altitudes que les oiseaux, soigner le corps sans le connaître, croire qu'il est sain de ne plus côtoyer animaux, ni rien qui, par sa présence, pourrait rendre l'homme malade. En réalité, et la condition de Constant Abeels le montre bien, c'est ce détachement forcené de l'homme qui le rend malade physiquement, et fou psychologiquement, à l'exemple du professeur Dersenval, avalé, lui et sa science, par la monstruosité de son projet. Partant, ce progrès malgré l'Homme est doublement contre-nature : contre celle du progrès, et contre la nature entendue comme environnement originel de l'Homme. Ce progrès-là, que la ville moderne et infiniment verticale matérialise, nie son essence en oubliant l'homme. Produit du culte que lui vouent les scientifiques (le progrès pour lui-même) et de l'opportunité tant politique (pour les échevins) que financière (pour M. de Vrouw) qu'il représente, le progrès ainsi fait ville n'est pas qu'une abstraction, mais sert aussi des intérêts bien humains, cependant que son application laisse sur le carreau tant de pauvres hères.

Ce récit si critique d'une urbanisation réalisée à marche forcée trouve évidemment sa source dans l'histoire même de Bruxelles. Qu'on songe seulement à l'enfouissement de la Senne ou aux constructions d'après-guerre qui provoquèrent des déplacements d'habitants, ou encore, plus simplement, à l'apparition du néologisme "bruxellisation" qui désigne la destruction d'un patrimoine populaire pour laisser place à des constructions de promoteurs immobiliers. Dans Brüsel, le promoteur de Vrouw étend rapidement son entreprise de destruction ; la population, elle, est largement invisibilisée dans le récit, est n'est que partie négligeable des discussions qui ont lieu entre de Vrouw et les échevins. Certains, c'est vrai, s'émeuvent du sort de certains bâtiments, ou de certains quartiers, mais il suffit d'une phrase au ton péremptoire pour les réduire au silence. Ce gigantisme urbanistique, réalisé au nom du profit financier, du progrès pour les habitants ou du gain d'image auprès des autres cités obscures, ne rencontre sur sa route qu'une résistance minime, personnifiée par Tina, elle-même membre d'une organisation qui souhaite saboter ce délire architectural. Pourtant, c'est bien cette infime résistance, ce bon sens citoyen qui, couplé à la rébellion de la nature, prendra le meilleur sur les forces obscures, qu'elles soient politiques ou financières. Porté, ou plutôt poussé par la Nature, l'Homme redevient alors le maître de son destin. Science sans conscience n'est que ruine de l'âme, disait le Gargantua rabelaisien. A l'âme, Schuiten et Peeters ajoutent la cité, miroir bâti de la pensée de l'Homme.
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