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Critique de oblo


Se présentant comme un bloc monolithique, sans chapitre ni retour à la ligne, comme écrit dans l'urgence, dans l'urgence de fixer le récit oral, le souvenir, toutes les traces fugaces de la réalité et de nos vies, tel est Austerlitz. le texte est intemporel et se fiche des frontières : on passe des années 1930 à Prague aux années 1970 à Paris ou à Marienbad, puis aux années 1940 et 1950 au Pays de Galles avant de revenir dans les années 1990 à Londres ou sur l'esplanade de la BNF ... Plus de frontière donc, ni géographique ni temporelle : l'être seul compte, son expérience, et le récit suit ainsi les pérégrinations de l'esprit qui se raccroche, qui se souvient, qui saisit ce qu'il faut absolument écrire pour ne pas le perdre.

Les photographies représentent une part importante du récit. Elles interrogent les notions de réalité et de fiction. Est-ce un roman ? Un témoignage ? Un documentaire ? Un essai philosophique ? Les photographies induisent un sentiment de réalité et brouillent les pistes : sont-celles de l'auteur, W.G. Sebald ? Sont-elles personnelles ? Ou ont-elles été prises dans le cadre du travail d'écriture ? Les lieux, les objets décrits se matérialisent, existent, sortent du cadre de la fiction. Pour autant, une photographie n'est jamais qu'une image cadrée d'un endroit précis : sous l'illusion du vrai, c'est une réalité tronquée qui est présentée, puisque coupée de son environnement. Partant, les personnages photographiés - la mère supposée d'Austerlitz notamment - posent eux aussi la question de l'identité ? Qui sont-ils ? Cette femme est-elle la mère de Jacques Austerlitz ? La mère de W.G. Sebald ? Une anonyme ? Une célébrité d'antan ? A-t-elle quelque rapport avec cette histoire ?

Ce qui marque également, c'est l'imbrication des personnages, du narrateur et de l'auteur. le narrateur croise Jacques Austerlitz dans la gare d'Anvers. Ils parlent aussitôt, évoquent l'inutilité des constructions militaires des 18ème et 19ème siècles, trop longues à construire, déjà dépassées par les progrès de l'armement sitôt qu'elles sont terminées. Puis Austerlitz évoque sa vie, sans retenue mais pas sans gêne ni sans pudeur puisqu'il s'arrête parfois. Et comme ni le temps ni les frontières n'existent, si le narrateur et Austerlitz se perdent de vue, un jour, une semaine, un an ou bien vingt-cinq, Austerlitz reprend toujours son récit là où il l'a laissé. Dans le récit se superposent les personnages, leurs récits, leurs voix puisque le narrateur rapporte la parole d'Austerlitz qui, lui-même, reconstruit son passé grâce aux témoignages d'autrui.

Au-dessus d'un récit aussi sensible qu'intelligent, à l'apparence légère et aux accents poétiques, tâchant de saisir la beauté des instants en des descriptions longues, il plane comme une menace constante. C'est la mort qui plane. Elle plane lorsqu'Austerlitz évoque son amitié avec Gerald, qui se tue en avion ; elle plane quand Austerlitz parle avec Véra, sa nourrice praguoise, de ses parents, disparus ou morts. La mort apparaît comme urgence qui exige maintenant de dire et d'écrire, puisque tout est destiné à disparaître.

La quête de l'identité est le thème central du livre. Qui est Jacques Austerlitz (mais aussi : qui est le narrateur, et pourquoi Austerlitz semble se confier si facilement à lui ?) ? Ses premiers souvenirs remontent, au début du récit, à un pasteur gallois et à sa femme dont il ne comprend pas la langue. Rigueur des premières années, sermons chrétiens où pointe une terrifiante eschatologie. Puis les années d'étude, le rugby où il excelle, l'amitié avec Gerald, sa place de professeur d'histoire de l'art, une thèse monstrueuse sur l'architecture monumentale et sociale de la fin du 19ème siècle. Mais Austerlitz s'interroge, lui qui s'est toujours senti un étranger en n'importe quel lieu. Peu à peu s'éclaircissent les pièces d'un puzzle historique et personnel : Jacques, enfant de Praguois francophiles, dont la mère est déportée à Terezin (ancien ghetto de Terezienstadt), le père enfui en France, lui, l'enfant, sauvé par un voyage en Angleterre alors qu'il n'a que 4 ans et demi. Survivant de la guerre et de l'Holocauste, Austerlitz a été néanmoins durablement marqué par cette histoire - pis, il a été changé, construit, modelé par cela. En lui les langues - l'anglais, le français, le tchèque - résonnent, se confondent, ont à voir avec son être profond ; mais, pour autant, polyglotte et homme de toutes les cultures, il est aussi, à sa manière, un apatride, étranger en tout lieu. Si Austerlitz paraît comme un survivant de la guerre, il en est bien une victime.

Austerlitz serait un roman. Il est, à coup sûr, un objet littéraire. Qui puise sa source dans l'histoire la plus sombre du 20ème siècle, dans la folie la plus noire. Inhabituel dans sa forme, il est littéraire dans ses longues phrases sans but autre que celui de la description, serpentant dans les souvenirs, dans les images instantanées aux couleurs et aux contours flous, oeuvre de mémoire - puisque, selon l'adage, les paroles s'envolent et les écrits restent - autant que livre qui interroge celle-ci, la remet en question.
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