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Critique de Woland


Woland
27 septembre 2015
Si un jour, l'un de ces ignares qui courent les rues et les forums et prétendent tout savoir sur tout, vous affirme, catégorique : "Simenon, c'était rien qu'un auteur policier, et encore un pas bien bon, et s'il est si connu, c'est surtout parce qu'il avait le sens de la publicité ," attrapez "Long-Cours" et jetez-le lui à ce qui lui sert de figure en le défiant de le lire et d'oser continuer à penser des conneries pareilles. Parce que "Long-Cours", mes amis, le plus long à ce jour de tous les romans de l'auteur belge que j'ai lus (et j'en ai lu un paquet, reconnaissez-le ), c'est de l'or en barre.

Trois parties d'environ huit à neuf chapitres chacune. Tout commence à Dunkerke, où Jef Mittel, fils d'un anarchiste célèbre pour avoir participé à la fameuse Bande à Bonnot, tombe amoureux fou d'une fille qui n'a pourtant pas grand chose pour elle, le prototype de la petite garce fûtée et surtout travaillée au corps par un formidable instinct de conservation, Charlotte Godebieu. Les hasards de la vie les font se rencontrer dans la librairie libertaire d'un certain Bauer, un ami du père de Mittel. Charlotte, qui n'est pas, au départ, liée à la cause anarchiste, se passionne soudain et décide, pour aider au financement de la revue de la "Librairie des Temps Futurs", de faire chanter l'un de ses anciens amants - son premier patron à Paris, un nommé Martin - et de lui arracher la grosse somme pour la gloire de la Lutte Contre le Grand Capital . Mais ça tourne mal - on ne saura jamais vraiment si l'on doit croire la version de Charlotte. Toujours est-il que, venue armée, elle tire sur son ancien micheton et le tue. Aucune discrétion, aucun plan préparé : tout le monde l'a vue, tout le monde sait que c'est elle - il faut fuir. Volontaire, froide, archi-tendue mais ne perdant pas une goutte de son sang-froid, elle repasse par chez ses parents pour y piquer l'argent du pauvre ménage et réussit à s'embarquer sur le "Croix de Vie", commandé par le capitaine Mopps - navire qui, cela, Jef et Charlotte l'ignorent au début, fait de la contrebande d'armes pour l'Amérique du Sud.

Tandis qu'une Charlotte maussade et jamais satisfaite, pas même d'avoir sauvé sa peau à la dernière minute, devient le soir-même la maîtresse de Mopps, lequel finira pour son malheur par "l'avoir dans la peau", Jef, personnage au début très falot et en quête de lui-même (on a supprimé la moitié du nom de son père pour l'Etat-Civil et, d'ailleurs, il n'a jamais été que cela : le fils de l'homme qui avait tué avec Bonnot ; si les anciens amis de son père arrivés au pouvoir lui trouvaient une place, ils ne manquaient jamais de remettre ça sur le tapis devant son futur patron, etc, etc ...) commence à devenir un homme à la chaufferie où l'installe d'abord Mopps, puis à la capitainerie car les vapeurs de charbon nuisent à la tuberculose qui le suit depuis presque le berceau. Curieusement, si Mopps lui a "pris" Charlotte, aucune jalousie ne semble exister entre les deux hommes. Au contraire, une véritable relation père-fils s'installe et Mopps tente d'apprendre beaucoup de ce qu'il sait à ce "filleul" inattendu.

Rattrapé par les lois françaises, le "Croix de Vie" se retrouve coincé dans un coin perdu d'Amérique du Sud, non loin de la Colombie. Les moeurs judiciaires étant ce qu'elles sont sous ce ciel paresseux, les autorités ferment les yeux sur la présence de Charlotte. Mais il leur est beaucoup plus difficile, on les comprendra, de faire de même pour les mitrailleuses et autres armes que Mopps devait livrer à l'Equateur où se préparait une révolution que ces idiots de rouges à la gomme ont eu l'idée de commencer sans attendre la livraison . du coup, Mopps se retrouve avec une cargaison qu'il ne pourra vendre qu'à perte et certainement pas dans le coin sauf si, avec ses nombreuses relations ...

L'affaire se règle mais, en parallèle, Mopps, qui a peur de "s'encanaquer" avec Charlotte - une garce, une triple garce, il le dit sans gêne à Jef, mais une quadruple garce dont il est éperdument amoureux, charnellement et sentimentalement - conseille aux jeunes gens de rester sur l'île où sa relation d'affaire, un certain Dominico, s'occupe de placers aurifères - entre autres. Néanmoins, Mopps promet de faire signe dès qu'il le pourra.

Au bout de quatre ans. Quatre ans d'enfer qui rapprochent Charlotte et Jef, d'autant que la première, qui se retrouve enceinte (mais de qui ? de Mopps ou de Jef ? Cela non plus, on ne le saura jamais vraiment ), attrape les fièvres et est soignée avec dévouement par le malheureux Mittel et par Plumier, l'ingénieur du coin, par ailleurs semi-paranoïaque et semi-lucide, qui finira par se suicider ou plutôt par "être suicidé" par l'entremise de Moïse, l'homme à tout faire de Dominico.

Enfin, enfin, arrive la lettre de Mopps, désormais "rangé des voitures" à Tahiti et Président du Cercle maritime. Mittel n'a plus qu'un rêve : sortir de la brousse et retrouver son père spirituel. Charlotte, une fois n'est pas coutume, n'est pas non plus trop mécontente : elle en a sa claque, du coin miteux où elle ruisselle toute la journée avec un bébé accroché à la hanche.

Mais à Tahiti - la troisième partie commence - Mittel, d'abord fou de joie, déchante presque aussitôt. Mopps a changé. Il a, ma foi, oui, il a baissé les bras, il a vieilli. Certes, il a toujours autant d'affection pour Jef mais il se remet, et cette fois définitivement avec une Charlotte qui devient de plus en plus vulgaire et qui n'a pas fini de créer des ennuis à tout le monde, contraignant entre autres Mopps à abandonner derrière lui, tout à la fin du livre, un Jef à qui la Tuberculose vient enfin présenter sa quittance.

Raconté comme ça, on est en droit de s'étonner de l'enthousiasme que je tente de faire passer ici. Ou alors on se dit quelque chose comme : "Qu'est-ce qu'il aimait les colonies, Simenon, et les océans ! et les ivrognes ! C'est lassant ! ... Et puis, Woland elle est bretonne alors, fatalement, elle doit aussi aimer tout ça ! Vous savez que le whisky breton, ça existe ? " Mais quand on entreprend ce voyage au long-cours ; quand on y entre sous la pluie battante de Dunkerke et ses impitoyables rafales de nuit de tempête ; quand on court et qu'on se précipite avec Jef pour surveiller les vieilles chaudières du "Croix de Vie" dans une ambiance qui, là, est plus proche des températures de l'Enfer que de celles d'un Dunkerke calmé et sans pluie ; quand on assiste, tout au long des chapitres, à la mutation formidable de Jef Mittel, qui n'était rien qu'un pauvre petit gars de rien du tout et qui meurt en homme, en vrai ; quand on s'immerge jusqu'au cou dans la relation de tendresse et d'amitié (mais sans une once d'homosexualité) qui naît, grandit entre Jef et Mopps et à laquelle la Mort elle-même ne mettra pas fin; quand on entrevoit les larmes de l'ex-capitaine du "Croix de Vie", sur son gros visage défait, au moment où il doit abandonner Jef, d'ailleurs moribond, pour fuir les autorités françaises ; quand on songe à tout le bordel que des femmes comme Charlotte, qui n'ont rien pour elle qu'une certaine beauté vulgaire et guère plus dans la cervelle qu'une moitié de pois-chiche gringalet, et qui ne pensent jamais et toujours qu'à se protéger, elles et encore elles, cela en se foutant pas mal du coeur et de la vie d'autrui, y compris et avant tout de ceux qui les aiment sincèrement ; et, comme toujours, quand on se laisse happer, envelopper, sans en avoir conscience, par cette ambiance simenonienne qui, entre les "Maigret" et les "Non-Maigret", demeure unique, exceptionnelle et géniale, on ne le répétera jamais assez, tout devient différent. du statut de lecteur, nous passons à celui d'acteur-spectateur. Oui, "Long-Cours", c'est un peu de l'interactif avant la lettre.

"Long-Cours" est un des plus beaux romans de Georges Simenon, l'un de ses plus profonds. S'y agitent, en pleine crise d'épilepsie, toutes les contradictions de l'homme dans un abîme que cernent les océans et les éléments. La noirceur, bien sûr, qui n'en a rien à faire du soleil des Tropiques, est fidèle au rendez-vous, abominable, cynique, toujours aussi incompréhensible, avec ses éclats de diamant dignes de la plus belle des aurores, et étroitement enlacée à une tendresse réelle et sincère. Quant à la fin, elle a quelque chose de christique. D'ailleurs, ce n'est pas une fin pour Jef : c'est une libération, une apothéose. Enfin - enfin - il sait qui il est.

Que réclamer d'autre, je vous le demande, à un roman, à un vrai - à un grand ? ;o)
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