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Critique de Dandine


Je poursuis ma lecture de l'oeuvre du grand frere Singer.

Ce roman date de 1936 mais il avait ete deja publie, en partie ou en entier, en feuilleton dans le celebre journal Yiddish de New York, le Forverts.

C'est la saga d'une famille, les Ashkenazi. L'ascension et la chute d'une famille. La saga d'une ville, Lodz. Son expansion et son essor industriel jusqu'aux convulsions de crise, de recession, de declin. La saga d'une certaine judeite polonaise, en une epoque de bouleversements, de revolutions. Son agitation, sa fermentation, ses espoirs contradictoires, finissant par sa destabilisation, son detraquement, sa decomposition.

Ce qui precede peut etre percu comme un resume tout a fait acceptable. Mais moi je ne sais me satisfaire de deux phrases. J'avertis donc: elles vont se multiplier.


Premiere approximation: la ville. Apres les guerres napoleonniennes, apres les soulevements revolutionnaires du Printemps des peuples, la Pologne attire des tisserands allemands et leur permet de s'intaller dans la ville de Lodz. Les quelques juifs de la ville et de nombreux autres des alentours venus travailler pour eux apprennent le metier et les surpassent, developpant une petite industrie textile artisanale. Tres vite eclot tout un quartier d'artisans juifs, Balut. Tout aussi vite certains s'associent et grandissent, arrivant a accumuler affaires et capitaux qui leurs permettent vers la fin du 19e siecle de construire de grandes usines travaillant a la vapeur et employant des centaines d'ouvriers. le debut du capitalisme industriel a Lodz. Pour beaucoup un capitalisme juif. Singer met en scene deux grandes usines qui se concurrencent, une usine allemande et une usine juive. Mais passee une seule generation l'usine allemande sera aussi rachetee par un juif. Et je dois dire que Singer reflete assez fidelement la vraie histoire de celle qui fut appelee un moment “ la Manchester polonaise".
La premiere guerre mondiale commencera par une flambee de commandes (il faut habiller les armees) mais finira en un retrecissement qui deviendra grande crise sociale. Double crise pour les juifs qui seront depossedes de leurs biens par le nouvel etat polonais.


Mais le livre est titre Les freres Ashkenazi. Passons donc a la saga familiale. En fait l'histoire de deux freres, deux fils d'un riche marchand de draps. Jumeaux mais differents. Tres differents. L'un, Simha Meyer, petit et maigrichon, peu sociable, jaloux de tout et de tous et surtout de son frere, mais doue d'une grande intelligence et anime d'une puissante volonte de reussir, d'une ambition insatiable. L'autre, Yacov Bunem, grand, beau, rieur, charmant et charmeur, aimant la vie et sachant vivre, sans faire de grands efforts pour quoi que ce soit.
Simha semble promis a une carriere rabbinique mais a peine marie il prefere s'integrer dans les affaires de son beau-pere, qu'il fait rapidement fructifier. A force de magouilles il est promu directeur des ventes de la grande usine allemande, la Huntze, qu'il finit par s'approprier. Son enorme reussite pendant la guerre russo-japonaise fair de lui “le roi de Lodz", s'appelant desormais Max Ashkenazi. Mais de grandes greves et les aleas de la premiere guerre mondiale le forcent a fermer et transporter son usine a Petrograd ou tres vite la revolution lui enleve tout. Completement demuni, son frere devra venir le chercher pour le ramener a Lodz.
Quant a Yacov, sa beaute et son charme font que tout lui reussisse sans grands efforts. Il fait un mariage d'argent et mene la grande vie, changeant lui aussi son nom en Yakub, a la polonaise. Il arrive meme a diriger la deuxieme grande usine, la juive, la Flederbaum. Quand il comprend que son frere est perdu a Petrograd en pleine revolution il part le sauver. En chemin de retour des soldats polonais cherchent a les humilier, les avilir. Trop fier, il gifle un officier, qui en reponse vide un chargeur sur lui. Digne mort? Ou indigne?


Tout cela nous donne deja une belle saga, mais pour moi la grande reussite du livre est la fresque haute en couleurs de la vie juive dans une grande ville polonaise au tournant du siecle, son effervescence, ses changements, ses combats interieurs et exterieurs. Il decrit l'arrivee de juifs venus de petits shtetls chercher du travail chez les tisserands allemands. Quand les plus degourdis se mettent a leur compte et que cette industrie grandit c'est l'afflux, creant une communaute majoritaire de proletaires juifs, et chez nombreux une nouvelle conscience proletaire. Les moeurs changent et meme s'ils ne delaissent pas les rites juifs beacoup ne jurent plus par la Bible mais par Marx ou Bakounine. Singer, ne se limitant pas a exposer l'ascension d'industriels juifs, consacre de longs chapitres a des agitateurs, qui s'opposeront a leurs congeneres riches industriels, provoqueront des greves dans leurs usines, seront pourchasses et certains feront la Siberie. J'ai senti a travers les pages l'empathie de Singer envers ces proletaires eveilles, mais il sait qu'eux aussi, et non seulement les capitalistes juifs, excitent un antisemitisme rudimentaire. Pour arreter une greve les autorites russes de la ville se servent d'un moyen sur: ils ebauchent un pogrom vers le quartier juif de Balut auquel se joignent tres vite les ouvriers chretiens. Les ouvriers juifs sont sideres: “Et dire que c'est nos frères, nos camarades de travail qui ont fait tout ça ! et pas la police, pas nos patrons exploiteurs !” Et les femmes de pleurer: “Vous n'aviez vraiment rien de mieux à faire que de cavaler comme des fous avec vos bouquins et vos tracts clandestins ? Vous ne saviez donc pas que dans ces occasions-là le sang juif finit toujours par couler ?”
Singer sait que pour toutes les autorites le pogrom est dans la region le plus sur moyen de calmer les masses, il faut donner un palliatif a leur colere. Ainsi quand il decrit le retour des troupes russes, battues par les japonais, qui se defoulent sur les juifs. Ainsi quand a la fin de la premiere guerre mondiale des polonais qui se battent pour leur independence, les legionnaires de Cracovie, les "Crocus", font un enorme pogrom a leur conquete de Lemberg (la Lviv d'aujourd'hui): “Tous les journaux polonais rapportèrent le récit de la libération de Lemberg comme une victoire spectaculaire sur les insurgés bolcheviks.” […] “Tous les Juifs de Lemberg assistèrent aux obsèques des victimes du pogrom. Parmi les quarante mille hommes et femmes en noir se détachait un uniforme bleu pâle : c'était Felix Feldblum, les épaules basses, les yeux tristes, la barbe en bataille. Officier de la Légion polonaise, socialiste, champion des opprimés, patriote polonais, il était venu conquérir la ville. Il avait eu beau intervenir auprès du commandement polonais, on ne l'écouta pas. « L'ordre est de livrer les Juifs aux soldats pour quarante-huit heures », lui avait-on répondu.” Tout lecteur rapprochera ce passage, et d'autres du meme genre, a la mort de Yacov Ashkenazi, qui ne peut etre consideree un detail anodin ou bizarre. Apres sa mort, apres la guerre, Singer trace succintement les nouvelles directions des juifs: les uns s'alignent pour aider la revolution bolchevique, d'autres s'entichent des nouvelles idees sionistes, nombreux essaient de partir pour l'Amerique, et les plus nombreux restent, essayant de reconstruire ce qui peut l'etre, de vivre dans la nouvelle Pologne independante.


Et Max Ashkenazi dans tout cela? Max ne sera plus Max. Il est redevenu Simha Meyer. Apres la mort de son frere il revient a un judaisme qu'il avait pratiquement abandonne. Lui mourra recitant des psaumes. Et je me demande si Singer ne lui a pas concede cela comme une ultime faveur, comme une sorte d'absolution.


Concluons: J'ai beaucoup aime, bien que j'ai senti des fois quelques longueurs peut-etre dues a la premiere publication en feuilleton. Et elles ne sont peut-etre pas superflues. Et ce sont peut-etre elles qui m 'ont le plus emu. Il en faut surement pour ecrire une belle saga.
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