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Critique de Colchik


Été 1944, Sabri est resté seul à Istanbul alors que son épouse Sekhère, accompagnée de ses deux enfants, rend visite à son père à Adana. C'est l'occasion pour ce bureaucrate de mener à bien son projet de livre sur Evliya Tchélébi. Il fait des recherches, prend des notes dans une solitude propice au travail intellectuel.
Un après-midi d'orage, il trouve une jeune femme dans son jardin. Il lui propose d'entrer dans la maison pour s'abriter de la pluie, se changer, ce qu'elle accepte sans façon. le temps s'écoule, ils parlent un peu, écoutent de la musique, elle se confie en parlant de son mariage raté et des craintes qu'elle a sur la violence de son mari. Intrigué, Sabri tombe peu à peu sous le charme de l'inconnue dont les manières déroutantes, l'esprit fantasque, la liberté de ton le surprennent. L'arrivée de la femme de ménage, madame Aïchée, interrompt le flirt naissant. En raccompagnant son étrange visiteuse sur la rive européenne, il remarque qu'elle semble connaître les lieux. Elle lui promet de lui rendre une autre visite.
Les jours s'écoulent et, au lieu de replonger avec sérénité dans son travail, le souvenir de la femme devient de plus en plus prégnant à son esprit, l'amenant à s'interroger sur lui-même. Dans les débuts de la quarantaine, quelle consistance a pris sa vie ? Quelle est la force de son attachement à sa femme, à ses enfants, pour se sentir irrésistiblement attiré par une inconnue fragile, imprévisible dans ses gestes comme dans ses paroles, séduisante et séductrice ? Il prend conscience d'être dans un entre-deux qui révèle une certaine inconsistance de sa personnalité.
Quand il n'ose plus espérer le retour de la femme, elle se présente un matin à sa porte. Elle a décidé qu'ils passeraient la journée ensemble, SA JOURNÉE À ELLE. Baignade, plage, déjeuner, promenade le long des rives du Bosphore, leur déambulation se déroule dans une sorte d'excitation, mais aussi sur une perception de plus en plus désaccordée de leurs attentes. En regagnant la maison, une sorte d'abattement s'empare de l'inconnue qui se met à raconter des souvenirs d'enfance.
La résidence de ses grands-parents était autrefois bâtie sur le terrain acheté par Sabri, elle a été détruite par un incendie qui a coûté la vie à son grand-père. Cet homme esthète, autoritaire, a bradé peu à peu les richesses de la famille après le suicide de sa fille Fatma quelques jours avant son mariage. Sans motif apparent, la vaisselle, les meubles, les bijoux ont été cédés à vil prix. Par ailleurs, la gouvernante de la maison (la kalfa) avait pris l'habitude de faire revêtir à celle qui n'était encore qu'une enfant les vêtements de sa tante et de la promener la nuit dans la demeure sous le regard dissimulé du maître de maison. La petite conservera une vision fantomatique de l'incendie : son grand-père portant dans ses bras Fatma.
Il est temps pour la jeune femme de prendre congé. Sabri la regarde disparaître à bord du bateau qui la ramène sur la rive européenne.
Ce court roman est une merveille de délicatesse et de poésie. le sentiment de la fuite du temps fait vaciller les certitudes de Sabri. L'irruption de cette femme qui semble flotter dans une existence qui lui échappe provoque chez lui une sorte d'effondrement intérieur, le sentiment qu'il passe peut-être à côté de sa vie. Qu'importe si l'inconnue a recréé la réalité à sa manière ? L'art d'Ahmet Hamdi Tanpınar consiste à nous restituer cet infime tremblement intérieur qui a la puissance de fissurer une destinée banale : une femme surgit, miroite un bref instant dans la fadeur d'une vie rangée, disparaît et l'homme ne pourra plus jamais échapper à son souvenir. C'est dit en peu de mots et avec une force poignante.
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