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Critique de Nastasia-B


Voici probablement le livre le plus atypique de toute cette rentrée littéraire. Celle-ci j'entends, et quelques autres auparavant… Je sais bien que vous êtes habitués à ce que l'on vous assomme de superlatifs dont les publicitaires ont la bouche absolument pleine et nous, les oreilles ; mais là, j'assume tout à fait mon affirmation : je ne dis pas le plus grandiose, le plus sensationnel, le plus époustouflant ou le plus grand roman des âges ; je dis le plus atypique.

Imaginez : pour le fond comme pour la forme, une espèce de conte philosophique façon Petit Prince mâtiné d'une nouvelle de Jorge Luis Borges (La Bibliothèque de Babel) le tout prenant place dans un paysage aussi improbable qu'étonnant, une bibliothèque aux proportions qui dépassent l'imagination. On y suit un narrateur anonyme qui pénètre dans ce monde étrange un peu à la manière d'Alice lorsqu'elle se rend au Pays des Merveilles et nous-mêmes, tels de petits Dante, déambulons comme des touristes dans les entrailles de l'Enfer accompagnés de notre Virgile-narrateur. Il y a peut-être aussi quelque chose de la pensée magique de Balzac dans La Peau de Chagrin. Vous voyez, je ne vous ai pas menti, atypique, Livre l'est. Je reviendrai plus bas sur ce drôle de titre, atypique, lui-aussi.

Il me faut certainement à ce stade dire deux ou trois mots de " l'histoire " même si l'on serait bien en peine de vouloir la qualifier d'histoire. Il s'agit à la fois d'une quête initiatique, d'une réflexion philosophique et d'une exploration archéologique dont l'objet (hautement immatériel) semble contenu dans cet écrin, qui lui apparemment est matériel, à savoir la grande bibliothèque.

Vous vous doutez bien qu'il y a de l'ésotérique là-dessous, des lectures à plusieurs niveaux (c'est le cas de le dire), des symboles, des significations cryptiques… Les mots eux-mêmes ont des doubles voire des triples sens. Bref, Bernard Thierry nous roule dans la farine d'un bout à l'autre et la première chose à entreprendre est très certainement de faire sauter le code.

Car, comme dans le cas du Petit Prince, les mots n'ont plus tout à fait leur sens habituel. La bibliothèque, il se pourrait bien qu'elle désigne le monde, l'univers. L'école signifie " la science " et les questeurs en sont les scientifiques. Mais un simple mot dans notre langage, prenons par exemple " écrivain ", peut être codé de différentes façons, ici, il s'agira soit des scribes, soit des copistes. Oui, je vous vois venir : vous allez me demander ce que signifie, dans ce code, le mot " livre " qui donne son titre à l'ouvrage. Hum… j'ai le sentiment que ce ne serait pas très honnête d'en livrer la signification ici et même une forme d'injure à votre intelligence de vous en révéler si facilement la signification sans vous en laisser chercher vous-même le sens caché…

Je vous mentirais si je vous certifiais que c'est un bouquin qui se dévore et dont le suspense haletant vous coupe toute envie de dormir. Au même titre qu'on ne dévore pas Les Essais de Montaigne, Les Caractères de la Bruyère ou le Livre de L'Intranquillité de Pessoa, on ne dévore pas Livre. (J'admets qu'il y en a bien sans doute quelques uns qui les dévorent mais la question se pose de savoir s'ils sont réellement humains…)

Oui, c'est un livre atypique, qui ne se laisse pas facilement enfermer dans une cage ni étiqueter. Un livre qu'il peut être bon de lire par petits bouts, comme s'il s'agissait des pièces d'un puzzle qu'on apprendrait à apparier. Il faut dire que la forme nous y invite grandement : un découpage en tout petits paragraphes de longueur variant de quelques mots à quelques pages et n'ayant pas forcément de lien l'un avec l'autre.

Tantôt maximes, tantôt citations (on y trouve pêle-mêle et entre autres des morceaux de texte empruntés à, ou remaniés de Paul Valéry, Montesquieu, John Milton, Jules Michelet, Milan Kundera, Khalil Gibran ou encore Dante), tantôt forme narrative traditionnelle, ce livre est… (répétez après moi) … atypique ! L'auteur a choisi un abandon total de la majuscule (vous verrez peut-être pourquoi), du chiffre 0 dans la numérotation des chapitres (vous en trouverez l'explication aux paragraphes 148 et 167) et, de façon générale, d'une ponctuation minimaliste. Ceci m'a parfois gêné à la lecture, de même que la mise en page du texte volontairement centrée.

Nous sommes tous, malgré nos dénégations, incroyablement conventionnels et il arrive que l'atypique dérange, du fait même qu'il n'est pas typique. Il séduit ou il dérange, c'est selon. Mon impression d'ensemble est mitigée car, dans la première moitié, j'ai trouvé la lecture un peu laborieuse, de temps en temps rebutante ou rébarbative puis, chemin faisant, j'ai pris de plus en plus de plaisir à errer dans cette bibliothèque où l'on tombe dans un trou comme l'héroïne de Lewis Carroll avant de subir une inversion de gravité, entre autres bizarreries…

C'est aussi (surtout devrais-je écrire) un texte qui questionne, qui nous questionne, sur le sens de la vie, sur la direction du monde en abordant des sujets aussi variés que la religion, l'histoire, la science, l'avenir de la création ou encore le fonctionnement de la conscience (à ce propos, pour celles et ceux qui ont vu le film d'animation Vice Versa des studios Pixar, des passages entiers du livre m'ont évoqué la machinerie complexe de la mémoire et des émotions qu'illustre de façon très intéressante ce film destiné aux plus jeunes).

En somme, pas forcément un extraordinaire plaisir éprouvé à la lecture mais un ouvrage intéressant, intéressant parce que dérangeant quelque part, un livre qu'on ne peut pas prendre en s'installant dans son canapé pour passer un moment agréable, de même qu'on ne lit pas, je pense, Montaigne ou Pessoa sur des coussins moelleux en attendant de se faire happer par le piment de l'intrigue.

Tout comme entre les manuscrits et les imprimés il y a les incunables, entre ce que vous connaissez de la littérature et ce que vous imaginez de la philosophie, il y a Livre de Bernard Thierry. Un livre initiatique donc, un livre, " Livre " même tout court, dont je vous laisse décider seul si vous souhaitez tourner les pages car je m'aperçois que j'ai déjà beaucoup saigné sur cet avis. Il est grand temps pour moi de refermer ma blessure et de tarir mon sang avec lequel je rougis un peu plus les murs de la grande bibliothèque. Son encre ternira vite car il n'est, une fois encore, pas grand-chose.
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