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Critique de berni_29


Longtemps je me suis demandé par quels chemins je pouvais revenir vers vous et vous parler de cette vaste fresque qu'est La Guerre et la Paix, le chef d'oeuvre de Léon Tolstoï, à propos duquel le philosophe Alain a dit : « Lisez, relisez ces pages éternelles. N'espérez pas en trouver ailleurs l'équivalent ».
L'ampleur de cette oeuvre magistrale ne doit pas effrayer ni le lecteur, ni le chroniqueur. Ma rencontre avec ce récit s'est faite à la lecture de deux tomes en livre de poche qui totalisent près de deux mille pages. Ce fut une rencontre inouïe mais pas de manière immédiate, certaines sensations se sont révélées bien plus tard, comme des bulles remontant à la surface de l'eau.
Certes ce texte est long, surtout vers la fin, pour parodier Woody Allen évoquant l'éternité. Surtout vers la fin il y a en effet cet épilogue où Tolstoï développe sa conception de l'Histoire, la place du hasard et du déterminisme... et que je vous avoue avoir largement survolé, ayant l'autorisation du grand maître. En effet, reconnaissant que cet épilogue risquait de décourager plus d'un, il précisa un jour que certains lecteurs qu'il désignait sous l'expression très belle de « lecteurs artistiques » peuvent se passer de cet épilogue car ils savent comprendre le sens historique du récit sans qu'ils aient besoin de concepts théoriques qui viennent le leur expliquer. Alors, là je me suis engouffré immédiatement dans cette magnifique invitation. C'était la première fois qu'on me qualifiait de « lecteur artistique »...
Entrant dans ce texte, poussant la porte des premières pages, j'ai eu le sentiment de découvrir quelque chose de nouveau pour moi, quelque chose d'à la fois sobre et mystérieux, comme recelant une âme enfermée.
Puisqu'il s'agit d'exprimer un ressenti ou plutôt des ressentis, je vous avouerai d'emblée que l'écriture est fluide, rythmée, inspirante, elle m'est apparue accessible ; l'ampleur du texte qui nous attend n'est pas une montagne mais plutôt un grand fleuve qui nous emporte. C'est une oeuvre romanesque, profondément humaine, elle prend la main du lecteur pour l'entraîner dans un tourbillon de vies.
Bien sûr il y a beaucoup de personnages et en même temps, pas tant que cela finalement si nous nous intéressons simplement aux personnages principaux. Mais mon propos déplairait à Tolstoï car justement la générosité de ce roman empli d'humanité est de donner une place méritée autant aux humbles, au peuple qu'aux grands, à l'élite...
Je n'aime guère les faits d'armes historiques et belliqueux et je préfère déjeuner en paix plutôt que de goûter aux mondanités. Guerre et Paix rassemble donc tous les ingrédients qui, a priori, pouvaient m'indisposer. Mais voilà, Tolstoï est à la littérature ce que Bach est à la musique.
Oui il est question ici de la guerre, je ne vais pas vous le cacher. Certains pourraient être par avance effrayés de cela et d'autres qui s'attendent à moultes descriptions détaillées d'affrontements horribles par le feu et le fer, pourraient aussi à leur tour être extrêmement déçus.
Ici, point de grands panoramas sur de larges plaines où les troupes se rassemblent avant de s'élancer les unes contre les autres. La description de la bataille d'Austerlitz vue par Tolstoï ne ressemble en rien à la description de la bataille de Waterloo, façon hugolienne dans Les Misérables. Tolstoï décrit la guerre à hauteur d'hommes, et se plaît à aborder le champ de bataille avant et après, ce qui compte ici c'est précisément cette ambiance qui enveloppe l'événement et non l'événement en lui-même, sa description détaillée n'apporte pas forcément un éclairage indispensable...
Dans Guerre et Paix, l'action s'étale de 1805 à 1820, visitant les guerres napoléoniennes vues du côté russe, au travers notamment de ces trois fameuses batailles, Schöngrabern, Austerlitz et enfin Borodino, celle que les Français appellent la bataille de la Moskova. Nous voyons ainsi l'influence de ces guerres et le bouleversement qui s'ensuit dans la société russe, où se joue le destin de trois garçons, Pierre Bézoukhov, Andreï Bolkonsky et Nicolas Rostov, issus de grandes familles russes et qui se lancent chacun à leur manière dans le baptême du feu et dans le souffle de l'existence.
Ici, finalement la guerre en tant que telle, avec son bruit et sa fureur, est peu présente dans l'espace-temps qui se déploie dans ce récit. Mais avant et après la guerre, que se passe-t-il sinon la paix ? Sinon la vie, avec son cortège d'utopies, de faussetés et de désillusions...
Sur ces temps de paix, nous découvrons quelques personnages de l'aristocratie russe. J'ai été séduit par cette force narrative qui m'amène dans des lieux inconnus, très mondains, c'est-à-dire des lieux qui me sont par définition hostiles. Contre toute attente, je me suis laissé séduire par les dialogues qui y sont très présents, mais aussi il m'a semblé lire en creux une critique acerbe par Tolstoï de ce milieu, auquel il appartenait par ailleurs.
Cependant, le roman nous invite dans cette société et j'ai trouvé que les personnages me paraissaient immédiatement familiers. J'avais envie de prendre le thé avec eux, bavarder, digresser... Quelle force ! Quelle empathie !
L'aristocratie russe à laquelle nous invite Tolstoï est à la fois aimante et guerrière, animée d'un esprit extrêmement patriotique. Lorsqu'il est question d'amour, il arrive que les codes stricts de cette aristocratie s'ébranlent quelque peu... Au fond, nous voyons des êtres s'éprendre d'amour, ressentir des sentiments très forts, alors oui ne vous attendez pas ici à des violences sentimentales, encore moins à un érotisme torride ni même en sommeil, les choses sont souterraines, dites avec pudeur, on les devine, une phrase ici brusquement dira l'effleurement d'un regard, d'une pensée. Chez Tolstoï l'amour est très chaste, tout est sous-entendu, deviné, ce qui n'est pas dit s'accomplit quand même, se devine. Finalement, que ce soit sur le territoire de l'amour ou sur le champ de bataille, la phrase de Tolstoï est éloquente pour transmettre les messages les plus forts de manière implicite...
Les temps de paix nous permettent de mieux prendre connaissance des personnages. J'ai aimé Anna Pavlovna, Pierre Bézoukhov, Natacha Rostov, Andreï Bolkonsky, Sonia Rostov la petite orpheline sans dot... J'ai plus particulièrement ressenti une fascination pour le personnage de Pierre Bézoukhov, qui peut-être ressemble à Tolstoï, en tous cas, je l'ai fortement souhaité... Sa trajectoire est belle, sa conversion y est pour beaucoup, personnage tout d'abord frivole et odieux, devenant beau dans les pages qui se déplient entre guerre et paix. J'ai aimé ce personnage qui brusquement permet au récit d'inviter ce questionnement du sens de la vie, à la faveur d'une comète qui traverse le ciel de Moscou en 1812...
Et puis revenons à la guerre un peu. Tolstoï nous démontre que l'art de la guerre n'existe pas. Il peut certes exister des tactiques militaires, mais les grandes stratégies réfléchies par avance sont vaines. Tout tient du hasard. Napoléon est rabaissé à un être tâtonnant, hésitant, sans véritable construction mentale. Sur le champ de bataille et après la bataille, Napoléon apparaît brusquement petit et insignifiant, face au ciel si bleu, si infini... Bon, c'est de bonne guerre si j'ose dire, qui plus est de la part d'un russe, mais le propos développé est flagrant dans le second tome pour comprendre la débâcle, les maisons brûlées, la prise de Moscou, la bataille de Borodino...
Il y a un plaisir jubilatoire chez Tolstoï à ironiser sur ce don particulier, le génie militaire qu'on attribuait si volontiers à Napoléon, à se moquer de ce personnage fat, décrit de manière grotesque ; Tolstoï attire l'attention sur les mains blanches et dodues de Napoléon, sur le choix qu'il apporte à faire sa toilette la veille d'une bataille, à se parfumer d'eau de Cologne... Tolstoï préfère lui opposer le général Koutouzov, son humilité, sa dignité humaine, sa grandeur d'âme... On ne lui en voudra pas...
La douleur est là, effleurant les pages... Qui a-t-il de plus cruel que de partir à la guerre en s'étant fâché la veille avec son père ? Les soldats les plus courageux redeviennent des enfants à l'approche de la mort sur le champ de bataille, découvrent la beauté intense d'un ciel, pleurent et appellent leurs mères...
L'humilité, l'abnégation, la dimension collective des faits, c'est sans doute, je pense, certains des nombreux messages que nous délivre Tolstoï, du moins celui que j'ai ressenti, qu'on soit grand ou petit devant les événements, nous avons chacun une pierre à apporter à l'édifice qui construit L Histoire. Les soi-disant grands redeviennent brusquement tout petits lorsqu'ils sont épris de vanité. Et l'Histoire s'écrit de manière plurielle. J'adhère totalement à cette idée.
En dehors des guerres, l'aristocratie russe s'ennuie, s'aime, bavarde... L'amour s'ébauche, se tisse, se défait parfois de manière cruelle dans des jeux de chassés-croisés... Ici, ne vous étonnez pas de voir une jeune et belle comtesse se faire enlever par son amant en tenue d'officier militaire...
La guerre est parfois aussi dans le coeur des femmes et des hommes.
Derrière la puissance romanesque de ce récit, j'y ai vu aussi de la part de Tolstoï quelques fleurets mouchetés bien placés pour égratigner quelques solides conventions : l'aristocratie dans sa fausseté, le génie militaire dans sa prétention, la vanité des empereurs dans son ridicule, les schémas romantiques, la religion... Oui je jubile toujours lorsqu'on égratigne les choses si conventionnelles. Dans ce côté rebelle, Tolstoï esquisse déjà l'âme insurrectionnelle des décembristes...
La force de Tolstoï est de nous inviter à mille digressions savamment orchestrées avec le souffle romanesque qui tient le récit : digressions historiques, digressions amoureuses, digressions mystiques sur le sens de la vie...
Oui, ce texte majeur peut effrayer, avec la peur de ne pas savoir être à la hauteur du rendez-vous... Mais le joie possible de vous y perdre est une manière d'effacer toute appréhension...
Je ne saurai dire quel est l'âge idéal pour lire Guerre et Paix afin d'en retirer toute la force, la subtilité, le sens caché dans l'implicite, la « substantifique moelle »... Je crois l'avoir abordé au bon âge, c'est-à-dire maintenant...
J'y retournerai sans doute un jour, plus tard, lorsque je me rappellerai que ce livre existe, un jour où le questionnement de la vie sonnera comme un écho, portant les voix de Pierre, Natacha, Andreï, Sonia dans le ciel bleu et infini... J'espère que le souffle de ma vie m'autorisera à dérouler les près de deux mille pages et que ma lucidité de « lecteur artistique » me permettra une fois encore de comprendre le texte sans nul besoin d'en aborder son épilogue théorique...
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