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Critique de oblo


C'est un titre programmatique. A sa lecture, l'on sait que le récit tout entier - plus de 700 pages - tendra vers la mort d'un personnage, évènement ultime et déterminant de la vie de celui-ci. Celui qui meurt, c'est donc le vazir-moukhtar, c'est-à-dire le ministre plénipotentiaire de Russie en Perse, c'est-à-dire, en 1829, Alexandre Griboïedov. Auteur d'une pièce de théâtre majeure - et censurée -, du malheur d'avoir trop d'esprit, Griboïedov pût être, un temps, considéré comme l'égal littéraire d'Alexandre Pouchkhine. Surtout, le parallèle entre lui, l'homme du début du dix-neuvième siècle, d'une Russie tsariste encore extrêmement conservatrice, et Iouri Tynianov, victime également de la censure d'État et contemporain d'un Maxime Gorki célébré par les autorité, est particulièrement frappant. Voilà deux hommes écrasés par leur époque, et dont le talent fut, sinon brisé, du moins enfermé par les aléas politiques de leur temps. Cependant, là où Tynianov se heurta aux rigueurs totalitaristes, Griboïedov fut broyé par le Grand Jeu auxquels se livraient la Russie, la Perse et l'Angleterre. La mort du vazir-moukhtar, en très bon roman historique, narre la destinée d'un homme, tragique et romantique à la fois ; c'est aussi le roman d'une époque en mouvements, contradictoires parfois, entre audace et ennui.

Le roman débute à Moscou à l'orée de l'année 1828. Griboïedov y fait halte sur la route de Saint-Pétersvourg, où il doit délivrer aux plus hautes autorités de l'État le traité de Tourkmantchaï, qu'il a lui-même négocié avec les Perses à la suite d'une guerre de deux ans. La Russie y gagne les provinces du Caucase ainsi que le versement d'un tribut élevé ; enfin le droit à faire rapatrier au sein de l'empire toutes les populations d'origine russe, de vieilles ou de nouvelles provinces. Dans les deux grandes villes russes, Griboïedov retrouve sa famille, sa domesticité, ses amis : Thaddée Boulgarine, journaliste officiel, son épouse Lénotchka avec qui Griboïedov couche parfois, la danseuse Katia dont Griboïedov est amoureux, son frère de lait et serf Sachka. Il rencontre aussi Nesselrode, ministre des affaires étrangères, l'ancien général en charge du Caucase Ermolov, le chef de la police Benkendorff. Aux soirées au théâtre succèdent les audiences au palais impérial : c'est la vie mondaine, entre politique et arts, qui capte Griboïedov. Celui-ci, cependant, nourrit de nouveaux projets : écriture de pièces ou de roman, et surtout organisation d'une compagnie de commerce transcaucasienne sur le modèle de la compagnie anglaise des Indes orientales, dont il fait part à Rhinophinikine, le bras-droit de Nesselrode. Mais les affaires militaires rattrapent Griboïedov. La guerre est déclarée contre les Ottomans, et Griboïedov est envoyé en tant que ministre plénipotentiaire - vazir-moukhtar - auprès du Shah pour réclamer le paiement du tribut, nécessaire pour financer la guerre. Celle-ci est menée par Paskévitch, général russe en charge du Caucase, et cousin de Griboïedov. de Tbilissi à Téhéran, Griboïedov chemine vers son destin, vers son titre et vers celui du roman.

Le roman de Tynianov est celui d'une destinée tragique. S'il croit maîtriser ses actions, notamment lorsqu'il travaille à son projet de compagnie transcaucasienne, Alexandre Griboïedov est soumis à des forces qui lui sont supérieures et auxquelles il se soumet, souvent de mauvais gré. Ainsi, il doit sa position politique à son cousin Paskévitch, mais aussi à sa mère, qui agit sur lui par ses besoins constants en argent. Après le rejet de son projet caucasien par Nesselrode, les ordres impériaux le précipitent en Perse ; en chemin, il s'arrête à Tbilissi, mais Paskévitch le contraint à poursuivre sa route vers Tébriz, puis Téhéran pour y exiger le paiement des kourours (le tribut). La tragédie de Griboïedov s'exprime par ce cheminement irrépressible vers son funeste sort. Pourtant, il n'est pas un homme complètement accablé ; dans sa position de vazir-moukhtar, en tant que représentant de l'empire russe, il est même au faîte de sa puissance. Ainsi, on le voit, durant une audience avec le Shah, imposer sa présence physique à ce dernier, se faire plus fort que le roi des rois. C'est aussi parce qu'il se croit si puissant qu'il pense pouvoir exiger, alors même que sa délégation s'apprête à partir de Téhéran, qu'on lui remette le dénommé Samson-Khan, un officier russe passé aux Perses, dont il ne souffre pas les provocations. Cela donne l'occasion à Hodja-Mirza Yacoub, l'un des Grands Eunuques du Shah, de demander lui aussi l'extradition vers la Russie ; or, propriété personnelle du Shah, la prise de l'eunuque constitue une offense grave au pouvoir perse, lequel laisse se déclencher une émeute qui aura raison de Griboïedov. Pourtant, cette fin tragique lui est annoncée par plusieurs présages : les adieux larmoyants avec son épouse Nina, son absence de volonté d'aller à Téhéran, son entrée dans cette ville sur un cheval moreau, symbole de malheur pour les Chiites, le songe de la dernière nuit, enfin, où il voit Nina personnifiée en la mythologique Iaroslavna, femme du dit d'Igor, promis lui aussi à la mort.

Plus qu'un héros tragique, Griboïedov est un personnage romantique. Car, durant tout son parcours, il tente de s'insurger contre les conventions de son temps et de s'affirmer en individu qui use d'une certaine liberté. En miroir, Sachka, son serf, frère de lait et probable demi-frère, use d'une certaine insolence et d'une habitude à ne pas obéir. Miroir, car les deux hommes portent le même nom, portent les mêmes rêves, et cette sympathie de Griboïedov pour Sachka se remarque dans la façon dont il le traite, dont il tolère ses humeurs, dont il s'inquiète pour lui. En réalité, Sachka est le seul personnage pour lequel l'amour de Griboïedov est avéré. Même ses femmes - Katia, Nina - ne provoqueront pas ses larmes. Alexandre Griboïedov est un homme de passion, qui obéit à son coeur et qui, homme d'intelligence, tolère mal la bêtise de ses contemporains. En cela, il semble prisonnier de son seul écrit d'importance, du malheur d'avoir trop d'esprit, auquel sont faites de nombreuses références : soit pour rapporter les personnages que Griboïedov à des modèles définis dans ce livre - ainsi lui-même est Moltchaline (p 49) -, soit pour dénoncer sa propre situation. L'homme du Malheur traîne donc, comme un boulet, le chef-d'oeuvre qu'il a commis. C'est d'ailleurs cela que lui reproche Bourtsov, aide de camp de Paskévitch, lorsque Griboïedov tente de lui exposer son projet transcaucasien. Obéir à son coeur, écouter ses passions. Alexandre Griboïedov applique ces préceptes à chaque étape de ce roman. Souvent amoureux, de la danseuse de ballet Katia puis de la princesse géorgienne Nina, qu'il épouse, Griboïedov irrite par ses errements du coeur.

Le roman aurait pu être celui d'une aventure : il est celui de l'ennui. Associée à la paresse, cette notion d'ennui transparaît dans les pages comme un mal insidieux qui pousse Griboïedov à aller de l'avant pour lutter contre. Ainsi en va-t-il de l'Orient : terre d'aventure, terre d'ennui, de paresse, le tout enrobé dans le sucre des pâtisseries et la fumée des narguilés. Mais point de torpeur, au moment où se joue son destin. Lorsque les Persans se précipitent vers l'ambassade, proclamant le Djihad, Griboïedov refuse de partir. C'est que, face à la charia islamique invoquée pour contester l'asile accordé à Hodja-Mirza Yacoub, le vazir-moukhtar oppose le traité de Tourkmantchaï, la loi de l'empire russe et, fondamentalement, lui-même. Car le traité étant son oeuvre, il défend jusqu'à la mort ses articles, et donne à sa propre vie une dimension héroïque.

Homme de contradictions, Alexandre Griboïedov est à l'image de son époque. Car La mort du vazir-moukhtar évoque une époque dont les mouvements souvent contraires malmènent les personnages. La société dépeinte par Tynianov est celle de l'apparence, des faux-semblants. Ainsi en va-t-il de la vie mondaine, mais aussi de la vie diplomatique. D'audace, les personnages ne manquent pas, depuis Paskévitch qui guerroie comme il le peut en Anatolie, jusqu'au colonel Macdonald, l'homme de Londres en Perse qui joue gros et tente de faire rentrer la Perse dans le camp anglais. Mais l'art de l'auteur consiste aussi à rendre compte de la présence constante de l'hypocrisie dans les rapports humains. Cette toile de fonds démontre bien la supériorité morale de Griboïedov, bien que celui-ci fasse entièrement partie - par ses actes, notamment - de cette haute société russe. Toute l'action, en un sens, se passe dans un petit cercle de diplomates, d'hommes d'affaires, de militaires, de courtisans, d'artistes. L'hypocrisie y est monnaie courante ; la visite de Griboïedov chez le général Ermolov le démontre assez. La tromperie, les manoeuvres, les arrangements intellectuels avec la vérité se cachent derrière les luxueuses livrées des serviteurs, les protocoles officiels, l'étiquette et la propension à faire savoir sans rien dire. Tous les moyens sont bons pour se placer, pour se faire bien voir : népotisme ou rappel des événements passés sont autant d'armes qui servent à la progression sociale. Ainsi Griboïedov semble-t-il souffrir, auprès du tsar et des ministres, d'une réputation entachée par sa connaissance intime des milieux décabristes qui, au début des années 1820, tentèrent d'imposer plus de progressisme dans la politique tsariste. Griboïedov n'est pas tant victime que participant de plein droit à ce jeu de dupes, car on sollicite aussi ses faveurs pour accéder à quelque poste, à quelque décoration.

Après la mort du vazir-moukhtar, l'hypocrisie générale exhausse encore le caractère exceptionnel de la figure de Griboïedov. Maltsov, son secrétaire durant l'ambassade, traîne son nom dans la boue et permet au trône de Perse de se disculper de toute responsabilité auprès de celui de Russie. A Saint-Pétersbourg, les amis de Griboïedov réservent un très bon accueil au prince persan venu en ambassade. Quant au corps du vazir-moukhtar, décapité, démembré, outragé jusque dans la mort et jeté dans une fosse commune, il n'est même pas certain que ce soit le sien qui revienne en terre russe, croisant en chemin Pouchkhine, le rival décidément vainqueur. Ainsi l'homme transformé par l'Orient en revient-il héros, puis en homme inconséquent, avant de disparaître derrière les exigences des relations diplomatiques.

Habité par l'ennui, au point que sa vie paraisse en être guidée ("c'était l'ennui qui ressurgissait [...], qui avait poussé sa plume, dans sa jeunesse, l'avait jeté de femme en femme ..."), Griboïedov, à l'approche du danger que représente son séjour à Téhéran, s'interroge sur les raisons de ses actes, et constate une certaine forme de petitesse face aux grands de ce monde : "Il ne fallait pas te mesurer à Nesselrode, marchander avec Abbas-Mirza", "peut-être ne te fallait-il qu'un costume russe et un lopin de terre". Mais tout cela, en fait, n'est qu'illusion : "[Dieu] envoyait sur Terre la maladie, la défaite et la victoire, il n'y avait là ni justice ni raison, comme dans les actes de Paskévitch". A quoi se mesure donc la grandeur d'un homme ? Ni à ses actes, ni à sa position sociale, ni même à ses victoires ou à ses gloires, mais peut-être, nous dit Tynianov, à sa constance, à sa fidélité.
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