AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de oblo


Un aller simple pour l'enfer. Pour le retour, il faudra demander à notre guide, Pavel Egorovitch Khvatkine, mais il n'est pas sûr que nous en ayons besoin. La destination nous est indiquée par un jeune homme en bleu de travail, machiniste de son état, qui travaille dans les sous-sols de l'enfer. Voici les salles sombres de la Loubianka où toute vérité, toute dignité, sont abolis, où le temps remonte à contre-courant. de cette obscurité, pourtant, jaillit un récit aux apparences de vérité. C'est un aveu ; mieux, un évangile, l'annonce d'une vérité qui n'est pas celle d'un sauveur, mais celle d'un bourreau. Khvatkine fut l'homme des basses oeuvres, au coeur de l'un des épisodes les plus tragiques de l'Histoire. Cerveau du complot des blouses blanches, qui conduisit à l'arrestation et à l'exécution de plusieurs médecins de confession juive, son parcours est un témoignage du fonctionnement de la police politique soviétique, pilier de la terreur stalinienne. Confession de l'un de ces hommes de la terreur, L'Évangile du bourreau fait incarner le destin d'un système dans celui d'un homme et soulève la question de la responsabilité individuelle dans l'établissement du totalitarisme.

Le livre et le système qu'il décrit sont les deux parties d'une machine à remonter le temps. Dans les geôles de la Loubianka, nulle trace du progrès social communiste promis par les dirigeants de l'URSS. le temps ne s'y contente pas de s'arrêter pour les prisonniers, il recule, même, remonte à contre-courant vers les siècles les plus ténébreux de l'Histoire. Là, des hommes souffrent car d'autres les torturent. Pas de torture médiévale - pas d'énucléation, pas d'ébouillantement, mais les coups de poings et de knout, la privation de sommeil, l'implacable harcèlement psychologique : savoir que un tel a été battu, qu'il va l'être, qu'il n'y a aucun espoir -, mais un régime de violence qui agit comme le système de valeur de preuve, où ce qui compte n'est pas ce qu'on dit, mais précisément de parler, de signer un aveu, n'importe lequel. Contre le progrès promis, la machine à remonter le temps du NKVD / MGB fait revenir aux temps du désespoir, et toutes les composantes de la société soviétique sont concernées. Bien-sûr, le caractère antisémite de la police politique - et donc de l'État soviétique - saute aux yeux, par l'utilisation répétitive d'un terme péjoratif tel que "youpin", par le complot des blouses blanches et par la déportation envisagée des juifs d'URSS au Birobidjan. Comble de l'ignominie, c'est aux autorités religieuses juives qu'est demandé de faciliter le transfert de ces populations ; c'est ainsi que Khvatkine rencontre Elieser Nannos, le grand-père de son futur gendre et confesseur, l'agent du surnom de Mangouste. C'est au nom de ce grand-père que Mangouste assiège Khvatkine de questions, pour cheminer vers une vérité à laquelle prétend le régime stalinien. En réalité, là aussi le discours est à contre-courant, puisque le mensonge est le seul récompensé. La seule vérité est celle du régime, celle de ses hommes forts, celle de Staline. Un exemple frappant réside dans ce professeur d'université, signalé par ses collègues pour avoir démontré à ses étudiants que les chiens de chevaliers teutoniques, selon Staline, étaient en vérité une union de chevaliers teutoniques selon Marx. La visite de Khvatkine dans les caves du NKVD apparaît comme un voyage dans un pays où le mensonge est vérité, où l'absurde devient le bon sens, où l'on façonne l'innocent en futur coupable. Comme le dit le docteur Kogan, le stalinisme est un fascisme, un totalitarisme qui englobe l'individu et la société dans leur totalité. La Boutique, comme l'appelle Khvatkine, maîtrise le temps et la narration historique. Machine à remonter le temps, le livre l'est par sa structure narrative dont le principal support est le souvenir. Celui-ci, omniprésent, obsède Khvatkine et se réveille à chacun des événements. Un lieu, un visage ou une ambiance le replongent trente ans plus tôt, lui qui est à la retraite de ces services pour la police et qui occupe un emploi de professeur d'université. Khvatkine subit ces retours brusques de sa mémoire. Matérialisée par cet étrange machiniste rencontré au cours d'une soirée très arrosée, la mémoire vient l'assaillir et ne le laisse pas en paix. Ainsi, à force de croire que le passé n'existe pas et que l'oubli est un outil de survie, tant pour les victimes que pour les bourreaux, le retour brutal et imposé de la mémoire affirme, au contraire, le rôle central de l'individu et sa responsabilité. Khvatkine incarne ainsi une époque, et un système.

L'Évangile du bourreau tend clairement à montrer que tout système n'est fait que d'hommes. Khvatkine est l'un de ceux-là, artisan de la peur et petite main de la Loubianka, ce grand navire qui vogue supposément vers le progrès, à moins que ce ne soit vers l'enfer. Khvatkine est certes un personnage de fiction, mais il aurait pu exister. Rien ne prouve son existence puisqu'il a pris le soin de ne jamais rien signer. Cet homme a fait sienne la devise latine : Audi, vide, sile, c'est-à-dire écoute, regarde, tais-toi. Se conformant aux usages de la Boutique, il constitue des dossiers compromettants à l'encontre de ses collègues : untel a détourné d'y butin de guerre, un autre ???. Dans tous les cas, il s'agit de se mettre sous la protection de celui qui saura échapper à la grande purge : après Abakoumov, Khvatkine choisit de parier sur Kroutovanov pour survivre. Se faire bien voir, et être invisible. Inventer le complot des blouses blanches et se satisfaire du grade de colonel quand l'ancien protégé, Minka Rioumine, devient ministre d'État. Khvatkine survit, Rioumine est fusillé. Khvatkine est le cran anonyme de la grande roue mécanique de l'État soviétique, son rouage indispensable et indistinct. Il est le chauffeur de la machinerie infernale, qui nourrit la bête de la peur, des aveux et de la mort de qui descend dans ses cales, y compris ses propres chauffeurs. Il est aussi, pourrait-on dire, pareil à la tumeur qui grossit et menace la survie de son hôte. La destinée de Khvatkine se confond là avec celle de l'État soviétique, puisqu'il est lui-même atteint d'un cancer qui le détruit de l'intérieur. Destruction bien normale, finalement, lorsque l'on constate le processus de brutalisation de la société stalinienne, et de déshumanisation des Soviétiques. Là aussi, Khvatkine colle à l'image de son pays. A bien des égards, il a perdu toute humanité : il déteste son épouse, envisage de faire exécuter son futur gendre, s'est autrefois servi de l'embryon de son fils pour survivre, a tué ou fait tuer ses amis, ses compagnes ... Khvatkine a également procédé à l'arrestation de son futur beau-père avant de violer régulièrement sa fille : la liste des atrocités est bien trop longue, et un seul de ces actes suffit à le disqualifier. Et pourtant, Khvatkine est bien un homme, humain en apparence, bon camarade avec Rioumine ou le concierge de son immeuble, amant infatigable, grand buveur de vodka et même sauveur de sa propte fille, arraché des griffes d'un orphelinat aux allures de mouroir. Khvatkine est l'homme d'une époque, le pion utile, le bourreau muet et indifférent. Son parcours, cependant, questionne la responsabilité individuelle et pose une question majeure : pourquoi ?

Sans doute, d'abord, parce que les hommes de ce système pouvaient agir ainsi. le système stalinien fonctionne en circuit fermé, comme la Loubianka comme le décrit Khvatkine : depuis l'arrestation jusqu'à l'application de la peine en passant par l'interrogatoire et le jugement, inutile de sortir de ce vaste bâtiment, bâti autrefois pour des assurances et qui, au début des années 1950, garantit la peur à l'ensemble des peuples soviétiques. L'autre métaphore utilisée est celle des échecs : seul Staline joue, maniant les blancs et les noirs, Malenkov et Béria, contre un peuple tout entier. Ce système est bâti sur des hommes absolument différents par leur physique, leur apparence, leur caractère. L'élégance toute anglaise de Kroutovanov jure avec l'embonpoint du bon vivant Abakoumov. Tous sont jeunes, et ne pensent jamais à la mort, goûtent au pouvoir suprême de décider qui vit et qui meurt, condamnés pourtant, eux aussi, à nourrir un jour le feu infernal. Ce qui anime ces hommes porte des noms divers : la peur, la haine (de Lioutostanki pour les juifs), l'opportunisme (Djedjevala qui abreuve Béria de jolies femmes), l'excitation du pouvoir (Rioumine) et, profondément, le désir de survivre, la conscience d'une époque qui avale les hommes comme la baleine avale le krill, sans distinction. Ces hommes sont des bourreaux, au sens légal du terme. Khvatkine l'explique à Mangouste : le bourreau est un tueur légal, qui n'agit pas par passion ou dégénérescence mentale, mais sur ordres. Pas de crime, pas de criminel ni de responsabilité individuelle. La potentialité de l'irresponsabilité matérialise l'irresponsabilité, sur le moment seulement, car c'est une idée fausse de croire que l'on ne sera jamais responsable de rien. Mangouste est là pour le rappeler à Khvatkine, pour demander des comptes sur les assassinats et les tortures perpétrés. Car les hommes sont bien responsables de ce qu'ils font, et le système n'est que la convergence de volontés puissantes. L'enlèvement et l'exécution de Béria, quasi premier personnage de l'État après la mort de Staline, en dehors de tout procès, le prouve assez : il n'y a que des volontés individuelles. Devant l'évidence, Khvatkine a pourtant un argument : on ne peut juger les hommes selon les valeurs contemporaines. Khvatkine justifie ses actes par sa volonté de survivre. Tout tend vers cela, y compris son idée de tuer Mangouste, pour que son nom de rejaillisse jamais des archives sombres de la machine infernale. Ce faisant, Khvatkine enterre le système politique dans lequel il a évolué, mettant sur un piédestal la logique de survie individuelle plutôt que le grand projet collectif. N'en demeure pas moins que les hommes, s'ils survivent grâce à des logiques individuelles, ne peuvent rejeter sur le système collectif leurs conduites horrifiques.

L'Évangile du bourreau est un réquisitoire, mais pas seulement. le roman révèle l'horreur d'un système politique basé sur l'idéal d'un progrès social. Tout n'y est que paradoxe, contradictions, entre vérité et mensonge, symbolisé par des personnages à la fois prisonniers et acteurs. Ainsi Maïka, la fille de Khvatkine, fruit du viol et d'un risque démesuré pris par son père pour la sauver. Ainsi Lioutostanki, gavé de haine et capable des plus belles arabesques calligraphiques sur ses documents officiels. Ainsi, évidemment, Khvatkine, terriblement isolé dans cette société communiste. le roman est aussi un témoignage, dont les contours ressemblent à ceux de la vérité. Peut-être est-ce parce que les frères Vaïnner y font mention d'un film dont ils furent les scénaristes. Peut-être est-ce parce qu'en articulant le propos autour du thème de la responsabilité individuelle, les auteurs décrivent l'horreur à hauteur d'homme : glaçante dans son apparente normalité.
Commenter  J’apprécie          50



Ont apprécié cette critique (4)voir plus




{* *}