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Critique de EtienneBernardLivres


On ne sait par quel miracle la délicate Jeanne, une âme tendre et naïve de 22 ans, parvient à respirer l'air suffocant de sa prison parisienne où la pauvreté n'est surpassée que par une ambition maladive et manipulatrice des parents.

Son éducation, si on peut appeler ainsi l'instruction méticuleuse orchestrée par ses parents, n'est qu'un investissement à long terme :
« on lui avait donné une éducation bourrelée d'agrément. Pour l'agrément ?… Allons donc ! Pour le futur profit. »
Si on lui avait appris à jouer le piano, c'était seulement dans l'espoir d'attirer plus tard une bonne famille à marier mais également pour le maigre gagne-pain des cours de piano qui seraient plus tard dispensés par leur fille.

La mère, jalouse et rongée d'amertume, la dénigre et la rabaisse à tout va en la traitant de « petite sotte ! »
Ayant hâte de se débarrasser de leur précieuse fille, ses parents la propulsent dans le tourbillon des bals parisiens.
Ils camouflent habilement les déchirures de son corsage de misère mais ne peuvent coudre un sourire sur les lèvres de Jeanne, laquelle refuse de se plier à la grotesque parade de la comédie parisienne : « lorsqu'on a besoin des autres, on sourit, on est prévenant, on est liant ! » assènent-ils avec la froideur des tyrans.

Est-elle observée par un quelconque prétendant qu'aussitôt ses parents le poussent vers elle, voudraient suppléer sa voix si c'était possible :
« Ah ! Mais !… Et je vous répète, mademoiselle la mijaurée, que ce jeune homme était très-bien, qu'il doit appartenir à des parents aisés, qu'il s'était informé si vous donniez des leçons de piano, et qu'une trentaine de francs par moi de plus auraient procuré un peu d'aisance à votre pauvre père… N'est-ce pas, Bénard ? 
— de quoi acheter quelques graines pour mes jardinières… Tu sais, fifille, que c'est ma passion et que je ne puis la satisfaire, faute d'argent.
— Mais, mon père…
— Silence, interrompit aigrement madame Bénard… On sonne… Allez ouvrir. »

Une aubaine ! le visiteur inconnu à qui Jeanne ouvrait la porte était justement l'intrigant de la veille, Léon, un jeune rentier pédant et sans l'ombre d'une personnalité. Enhardit par sa noble position, Léon venait cueillir son dû : « Elle était jolie, — point important pour le cas où il la promènerait à son bras. Elle paraissait pauvre, — ce qui augmentait les chances de l'attaque, en diminuant celles de la résistance. Monsieur Léon résolut de tenter le siège. »

L'accueil réservé et étonné de Jeanne irrita fortement à la mère, qui se substitua aussitôt à sa fille pour composer quasi entièrement la conversation, se muant en l'hôtesse parfaite : « la véritable matrone avait elle-même offert le meilleur fauteuil, et s'était assisse en face du visiteur dont elle provoquait la confiance par un sourire insinuant »
Des cours de piano étaient le prétexte ingénieux de la visite que Jeanne ne pouvait refuser sous l'oeil vigilant et tyrannique de sa mère… La conquête semblait presque trop aisée, un triomphe qui ne demandait guère d'efforts. Léon « sentit la montagne venir à lui avec une complaisance inespérée. » Sa proposition de rétribution pour les leçons était exagérément élevée, un geste qui, loin de susciter des suspicions, était accueilli par l'avidité palpable des parents.

À cette conjoncture, la sensibilité exacerbée de Jeanne était telle qu'elle aurait été sensible à n'importe quel homme portant en lui une once d'honnêteté, un soupçon de liberté d'esprit transcendant la banalité ambiante. Georges fit irruption dans le désert de son existence : un extravagant de la plume, un homme de lettres, qui, dans le mépris des richesses terrestres, se jeta dans l'abîme tumultueux de la petite presse satirique.

Georges s'infligeait tous les « souffre-plaisir » de la comédie romantique, entretenant une liaison délicate avec Jeanne, sans jamais permettre à la vulgarité du monde d'infiltrer leur intimité sacrée.

Mais les parents de Jeanne, ces vautours affamés de la bourgeoisie, n'avaient que faire d'un homme qui baignait dans les encres de la poésie plutôt que dans l'or étincelant de l'opulence. Jeanne, aussi secrète qu'une conspiratrice, ne pouvait qu'admirer ce phénomène depuis l'ombre, ses émotions emprisonnées, sa voix muselée, son coeur enchaîné… Mais tout fut décelé par l'oeil vigilant de la mère, chaque geste était un indice, chaque regard un aveu : « Je n'ai pas perdu un de ses gestes pendant toute la soirée… il n'a causé qu'avec vous (…) il ne remettra plus jamais les pieds ici ! »

Alors que les premiers fils délicats d'une liaison inattendue se tissaient entre Jeanne et Georges, Léon, imperturbable dans son assurance, déployait ses stratégies d'approche malhabiles sous le couvert des leçons de piano. Léon, le rustre galant, encouragé par la confiance que sa noble position lui conférait, laissait échapper des avances dépourvues de la subtilité d'un véritable courtisan. Jeanne, cependant, n'était ni dupe ni une proie facile et le repoussait avec une aisance déconcertante.

Au milieu de cette danse délicate, l'ombre de Georges planait comme une promesse d'évasion. Dans un élan d'audace, Jeanne lui offrit son âme et son avenir, une proposition de mariage surgissant avec la soudaineté d'un orage d'été.
Georges, l'homme des lettres, le vagabond des passions, se trouvait pris au piège de l'angoisse. Pouvait-il partager à deux le fardeau de la pauvreté, à échanger la liberté des vers pour les chaînes du quotidien ?
Refusant l'offre avec une honte muette, Georges se repliait en silence.

La fortune d'abord, le mariage ensuite : Georges, qui auparavant crachait avec dédain sur l'héritage de son vieil oncle de telle sorte qu'il soit retiré de son testament, revint vers lui en rampant pour quémander un prêt, une dot pour son mariage.
Bien que l'oncle célibataire soit un éternel sceptique des femmes, il se laissa intriguer par les mérites de Jeanne, éloquemment détaillées par Georges. Là, dans ce moment de faiblesse délicieuse, l'oncle, l'incrédule, devint un amoureux empressé et se mit à rêver d'avoir une bonne et jeune épouse pour ses vieux jours…

Conscient de l'inutilité de ses avances auprès de Jeanne, l'oncle, rusé et pragmatique, oriente ses stratagèmes vers les parents, à qui il propose ce marché lugubre. Un marché bien meilleur encore que celui de Léon, l'oncle n'ayant plus que quelques années à vivre…
Les parents saisissent aussitôt l'offre et n'attendent pas même une discussion d'usage avant de forcer leur fille à se marier. Un quiproquo des plus atroces suit la proposition par les parents : Jeanne est chaleureusement enjouée, pensant que l'oncle venait pour présenter la demande de son neveu, Georges, alors que c'était bien l'oncle lui-même dont il s'agissait.
Au moment où le malentendu est révélé, les parents assaillent Jeanne de reproches, l'accusent d'ingratitude, d'égoïsme...Bien entendu, une partie de la dot devait servir à donner de confortables rentes aux parents…. Jamais rien n'était pensé pour l'intérêt de leur fille.

Fuyant l'insoutenable atmosphère de son domicile, Jeanne s'égare, éperdue et vulnérable et se fait recueillir par Madame de Gérardon, une femme entretenue, vulgaire qui s'est créée une excellente position. Elle recruta Jeanne en son cercle, tenta de la pervertir et souhaitait qu'elle soit vengée de l'humiliation de Georges.
A cette fin, elle l'invita à un souper où devait se rendre Georges et Léon et plaça Jeanne à côté de Léon, espérant susciter des passions inavouées et déclencher une catastrophe.

Georges fut effectivement surpris de voir Jeanne aux côtés de Léon et présumait qu'ils avaient une aventure. Il fut si déçu qu'il concluait que tout n'était que superficiel chez Jeanne : sa vertu, sa candeur… Autant de fausses qualités que mettent en avant les femmes miséreuses espérant un bon mariage.
Rancunière du regard méprisant de Georges, Jeanne n'avait aucunement saisit quel malentendu il pouvait y avoir à être assise près de Léon, et lança quelques saillies et railleries indirectes au cours du dîner à l'encontre de Georges, lequel rétorqua à son tour sur la décadence du mariage, la fausse vertu qu'affiche les filles pauvres… Les autres invités ne comprenaient rien à ces tirades agressives, se sentant injuriés. Georges, emporté par une furie indomptable, élargissait le champ de bataille et finit par englober plus directement la salle entière dans ses attaques de telle sorte que Léon, accablé, le provoqua en duel le soir-même.

Georges, vainqueur du duel, triomphe amèrement : on compatit pour ce pauvre Léon, blessé après avoir été injurié et l'on calomnie la brutalité grossière de Georges. Mais ce que cette petite tragédie à fait renaître, c'est l'amour enseveli sous un amas de ressentiment et de méfiance, reprenant vie dans le théâtre d'une violence puérile.
La peur de mourir pour si peu a mis l'égo de côté.
Jeanne, oubliant sa vengeance, s'était dissimulée seule dans l'ombre pour observer le duel, mais s'était évanouie sous un froid intense… C'est Georges qui la secourut, mais Jeanne était désormais un fantôme languissants, souffrante, alitée. Une brève accalmie, aussi cruelle que douce, émergea dans cette tempête, illuminant leur amour des feux fugaces d'une étoile mourante.

« - Méchante enfant qui m'avait cru coupable d'une lâcheté !
- Ingrat qui avait douté de moi !
- Oh oui, nous étions fous tous deux, mais ce n'est pas notre faute, Jeanne. C'est la faute du milieu dans lequel nous vivons. La désinteressement, l'honneur et la fidélité sont devenus des vertus légendaires, tandis que leurs contraires courent les rues à pied et en voiture. Si bien que, malgré nous, nous nous étions regardés à travers nos contemporains… Vilain point de vue ! Nous ne nous regarderons désormais qu'à travers notre amour. Nous avons tant de jours perdus à réparer ! »

Jeanne s'éteint et Georges n'a pas le moindre sou pour l'enterrer mais se contraint, avec une plume lourde de chagrin, de concocter quelques billets satiriques pour ses journaux habituels. Un mot après l'autre, une larme après l'autre, jusqu'à ce que l'horreur de la situation le saisisse à la gorge : « Non ! Je ne peux pas !… Je ne veux pas !… Ce serait souiller ta pureté angélique que d'associer ta chaste dépouille à ce côte à côte de plates impudicités !… » et parvient tant bien que mal à réunir la somme nécessaire pour honorer ses funérailles.

Les parents de Jeanne ignoraient encore le destin tragique de leur fille mais étaient parfaitement éclairés du décès de l'oncle de Georges, survenu peu de temps après. Aussi, ils se ruèrent au domicile de Georges pour l'inciter à se marier avec leur fille, sachant pertinemment que Georges était l'unique héritier de son oncle.
Georges, d'un ton railleur, rempli d'amertume et colère, leur rétorqua :

« Ah ! Ah. ! Ah ! Ah !… fit-il… Ah ! Ah ! Ah ! Monsieur et Madame Benard, vous avez eu là une heureuse idée… Je conçois, le million du bonhomme Gaspard, c'était alléchant… Malheureusement, ah ! Ah !… Il sera pour les pauvres, ce million-là, car je n'ai plus besoin, moi, que d'une balle sur quelque champ de bataille… Quant à votre fille, elle s'est passée de votre assentiment, nobles parents…
- C'est impossible, monsieur, répliqua aigrement Madame Anaïs… les lois sont là… nos droits sont précis… il faut à Jeanne notre consentement…
- Pour mourir ? Demanda Georges d'un ton strident.
- Que dites-vous ?
- Je dis que vous pouvez monter, si votre conscience ose affronter la vue de son cadavre…

Le couple Bénard, terrifié, tourna silencieusement les talons.
Mais, arrivé au coin de la rue :
- C'est fait pour nous, gronda Madame Anaïs ; au moment où elle pouvait nous récompenser de tous nos sacrifices…
- Que veux-tu ? Opina Joachim avec résignation, il était écrit que je ne pourrais jamais avoir seulement un petit coin de jardin à moi !… »

C'est un mélange de genres inextricable que ce roman : à une plume toujours légère et raffinée de l'auteur se côtoie une satire féroce, une ironie cinglante, un drame romantique, du réalisme, un peu de tragique… Les caractères sont peints de manière vivante, avec un sens aigu du détail et de la profondeur psychologique. Les interactions entre les personnages sont pleines de tensions sous-jacentes (voir les plus longues citations faites sur ce roman).
On y trouve également quelques quiproquos simples mais bien ficelés façon vaudeville comique, des scènes gaies et une atmosphère légère et calme au milieu des atrocités contées.
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