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Critique de Lucilou


Je savais Boris Vian engagé et irrévérencieux, je le savais poète, je le savais absurde parfois, je le savais drôle et satirique. Je le savais audacieux.
Mais pas à ce point!
Pas au point de proposer dès 1946 une satire aussi vitriolée de la Libération, aussi noire, aussi cynique! J'imagine aisément les critiques, les grands airs effarouchés, choqués, stupéfiés par cette audace là au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale... J'imagine le four, le tollé, le scandale... qui n'a pas dû être moins fort en 1950 au moment de la Première, puisque vous imaginez bien qu'en 1946, personne ne voulut vraiment ni la monter ni la jouer!

J'aurais pourtant pu m'en douter...

Le message est clair, précis, net et sans bavure dès l'avant-propos rédigé par Boris Vian lui-même: la guerre est si laide et les louanges à tous les drapeaux si ridicules qu'on devrait pouvoir en rire, tant pis pour les fâcheux:
"L'ennui, c'est que, parmi les critiques, on semble considérer le rire comme une activité un peu dégradante si elle n'a pas pour support le caleçon et les cocus. Je me permets de considérer qu'on peut essayer de faire rire les gens avec autre chose et qu'il n'y a rien de scandaleux à provoquer l'hilarité en évoquant, par exemple, la guerre. Je regrette d'être de ceux à qui la guerre n'inspire ni réflexes patriotiques, ni mouvements martiaux du menton, ni enthousiasme meurtrier (Rosalie, Rosalie!), ni bonhomie poignante et émue, ni piété soudaine -rien qu'une colère noire et désespérée, totale, contre l'absurdité de batailles qui sont des batailles de mots mais qui tuent des hommes de chair. Une colère impuissante, malheureusement."

Et vlan, dans les dents! C'est tellement bien envoyé! C'est "Le Déserteur" puissance dix-mille, l'orage qui éclate et dont le tonnerre couvre tous les hymnes nationaux beuglés, plutôt que chantés, à pleine voix. Ainsi le ton est donné et la pièce qui va suivre sera féroce mais joyeuse, cruelle mais survoltée, folle mais sensée, rationnelle mais menaçante, absurde mais furieuse et furieusement intelligente.
Une farce mais une farce antimilitariste. Anarchiste.

L'intrigue s'ouvre à Arromanches, le 6 juin 1944 chez un sympathique équarrisseur qui n'éprouve pour le sort de l'Europe et les maisons qui volent littéralement en éclats autour de lui qu'une bonne vieille indifférence. Sa préoccupation? Marier sa fille, l'une des trois Marie de la maison, avec l'allemand avec lequel elle couche depuis quatre ans, date à laquelle, ce dernier s'est installé dans la maison avec ses camarades. Foutue occupation! Mais organiser une noce par les temps qui courent n'a rien de facile et il s'en ouvre à son voisin tandis qu'il continue d'équarrir. Bientôt c'est, dans la maison, un incessant va et vient entre le retour au bercail d'une fille parachutiste dans l'Armée Rouge et d'un fils parachutiste dans l'armée américaine suivis de près par des soldats américains et japonais auxquels viennent s'ajouter les soldats allemands déjà dans la place. La pagaille qui s'ensuit est aussi violente que débraillée, aussi vivante qu'absurde et donne lieu à des scènes savoureuses, très noires mais d'une drôlerie qui m'a faite éclatée de rire à de nombreuses reprises.

C'est complètement foutraque, burlesque jusqu'au grand final qui confine au génie et de tout cet humour, de toute cette noirceur, rien n'est gratuit puisque en fond s'inscrit en lettres furibondes et furibardes tout le dégout de Vian pour la guerre et les idées qui font des hommes de la chair à canon et à crever; pour certains idéaux américains (la très sainte trinité Propagande, Impérialisme, Puritanisme), pour une certaine idée de la famille qui cache parfois pas mal de saletés derrière son image lisse et pour le patriotisme galopant.

Et quel rythme dans cette pièce, ne serait ce qu'au gré des entrées et des sorties des personnages! J'imagine la part de jeu qu'elle exige des comédiens qui la joueraient et je me dis que j'aimerais tellement la voir sur scène un jour!
Et franchement, en 2022, elle aurait toute sa place, et pas seulement parce que l'Ukraine et la Russie sont en feu.
Non, pas seulement.
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