AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de audelagandre


« du thé pour les fantômes » possède un bien bel écrin pour une histoire singulière aux thématiques beaucoup plus denses que ce récit de soeurs où l'une est sorcière et l'autre chasseuse de fantômes. Cet écrin où l'on rencontre des théières qui prennent vie, des théières-mère, des étranges-thés qui « sentent la mousse et le vent », des thés en préparation, l'art du kintsugi et des fantômes en nombre. Chris Vuklisevic crée une ambiance de salons de thé, chaleureuse, feutrée et un peu magique pour venir explorer des thématiques bien plus complexes que la 4è de couverture le laisse présager.

Félicité et Agonie sont soeurs jumelles. L'une est chasseuse de fantômes et passée maître dans l'art de l'utilisation de thés aux vertus multiples. L'autre est sorcière, de celles qui font peur aux enfants : lorsqu'elle parle, des papillons et divers autres insectes sortent de sa bouche et font mourir instantanément tout ce qu'ils touchent. Depuis leur naissance, l'une a été choyée, l'autre presque martyrisée. Carmine, leur mère leur donne naissance dans l'arrière-pays niçois, dans l'un de ces villages désertés devenant inaccessible au fil du temps. Car dans « du thé pour les fantômes », l'amour des lieux est aussi important que les personnages qui y vivent.

La temporalité du roman ressemble à des poupées gigognes. Un narrateur raconte une histoire qui lui a été racontée, parfois par l'une des jumelles, parfois 16 ans plus tard, puis 30 ans plus tard, puis le récit revient sur les jeunes années de la mère. Pourtant, malgré ce choix dans la construction, le lecteur n'est jamais perdu. Ni par la temporalité ni par le récit dans le récit, dans le récit. On comprendra qui est le mystérieux narrateur « du thé pour les fantômes » à la toute fin du roman, lorsque l'histoire complète de cette famille aura été racontée. J'insiste quand même sur le fait que ce récit nécessite un peu de concentration pour s'y plonger, donc l'apprécier à sa juste valeur. Essayez de ne pas focaliser sur les différentes temporalités, mais plutôt sur les personnages et les thématiques que Chris Vuklisevic développe ici.

Certes, dans « du thé pour les fantômes » les théières sont magiques et prennent vie. On y découvre des troupeaux de théières sauvages, mais également l'importance de la théière-mère « qui guidera ensuite tout le troupeau et la soumettra à sa volonté ». Les théières ont une vie qui leur est propre, une âme, des missions des plus importantes. « Puisqu'il est là, justement, le pouvoir des étranges-thés : raviver les souvenirs, libérer les langues. Combler les failles et les silences où s'engouffrent les fantasmes, les cauchemars et les rancunes. Faire éclore la vérité en somme. » Il est également possible de lier deux êtres par le pouvoir des feuilles de thé de leur tasse afin qu'ils y échangent des mots lisibles par eux seuls.

Au début du roman, Félicité et Agonie ne se sont pas parlé depuis 30 ans. C'est le décès de leur mère qui les oblige à reprendre contact. C'est grâce à cet événement que le narrateur va raconter leur naissance, puis leur jeune enfance auprès de cette mère excentrique, et leur quête commune. Carmine était une mère bienveillante avec Félicité, et maltraitante avec Agonie. Car, sous les abords d'un récit tout doux, aux aspects de conte teinté de pointes de surnaturel, « du thé pour les fantômes » est d'abord un roman qui traite de la maternité, de l'héritage, des rapports mère/fille, des relations entre soeurs, mais surtout de la transmission durant des générations de traumatismes qui unissent les êtres d'une même famille. En savoir plus sur l'existence de Carmine doit permettre de retracer le passé d'une femme pour comprendre la façon dont elle a appréhendé son rôle de mère, et les différences qu'elle a fait subir à ses filles. Félicité, chasseuse de fantômes, se met en tête de retrouver le spectre de sa mère afin de dévoiler les secrets de sa personnalité par son histoire personnelle.

Chris Vuklisevic crée un univers de salon de thé moelleux, un peu magique pour développer des thématiques plus houleuses telles que la construction de soi lorsqu'on ne se sent pas aimé, l'ardeur et l'acharnement de la vindicte maternelle par héritage intergénérationnel, le pouvoir des prénoms que l'on donne à ses enfants dans la structuration de leur personnalité. L'avenir n'est pas similaire lorsque l'on se prénomme Félicité ou Agonie… « du thé pour les fantômes » est un roman plus sombre qu'il y paraît et c'est bien là tout le génie de l'écrivaine. En créant une atmosphère enchantée, tantôt surnaturelle, tantôt tangible, elle fait passer des messages forts, car son lecteur est en confiance : il est sous un plaid avec son thé préféré sans aucune raison de craindre de terribles révélations. En plus de jouer avec les temporalités, Chris Vuklisevic alterne également le rythme de plusieurs scènes : certaines sont écrites pied au plancher, d'autres sont bien plus introspectives. le mélange des deux est étonnant et détonnant. L'écriture est une merveille, savant mélange d'un ouvrage porteur de messages philosophiques forts, de seconds degrés de lecture et d'une histoire qui reste très fluide reposant sur son univers propre avec son langage spécifique et spécialement créé pour asseoir cette ambiance si singulière. Attachant, profond, souvent vibrant, « du thé pour les fantômes » est d'une poésie folle. Chaque scène a été pensée avec intelligence, ce qui rend l'ensemble extraordinairement fluide. Générer du noir dans un monde qui inspire autant de plénitude relève d'un certain génie, et d'une sacrée originalité qui m'a totalement conquise. Un vrai tour de force où la puissance des émotions est décuplée, comme les papillons qui sortent de la bouche d'Agonie.

J'ajoute que le travail éditorial des éditions Denoël est de toute beauté. Une couverture sublime, étrange, énigmatique, à l'ambiance gothique et onirique qui illumine tous les aspects sombres du roman. Je vous le disais en préambule : un très bel écrin pour une histoire insolite aux thématiques difficiles et intenses. « du thé pour les fantômes » fera partie de mes meilleures lectures de l'année autant sur la forme que sur le fond. Une véritable prouesse littéraire. Et, pour ne rien gâcher, d'une audacieuse originalité !
Lien : https://aude-bouquine.com/20..
Commenter  J’apprécie          102



Ont apprécié cette critique (9)voir plus




{* *}