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Critique de AnnaCan


« Il y avait un spectre au sein de notre camp. Nous percevions l'ombre de cet être obscur dans les rides du visage de notre mère. Parfois, elle se blottissait auprès du feu, serrant et desserrant les poings, les yeux semblables à des lunes sombres à la lumière des flammes. »

Qu'est-ce donc qui hante ainsi la mère du petit Saul ? Quel est ce spectre qui la soustrait subitement au monde réel, la plongeant dans un mutisme hébété dont rien, pas même les gestes d'affection ou les paroles de ses proches ne saurait la faire sortir? Quels terribles souvenirs, quels traumas, quelles peurs? Et pourquoi, au moindre signe de l'approche d'un étranger, sa grand-mère Naomi emmène-t-elle Saul dans la forêt? Que fuit-elle ? de quoi, de qui veut-elle le protéger?

Certains d'entre vous ont peut-être entendu parler du scandale des pensionnats indiens au Canada qui éclata au grand jour en 2015, au terme de six années d'enquête. Cent-cinquante-mille enfants, Indiens pour la plupart mais aussi Inuits, le plus souvent enlevés de force, arrachés à leurs familles et à leurs terres, passèrent par ces « écoles » tout au long du vingtième siècle. Dirigés par les églises chrétiennes et subventionnés par le gouvernement fédéral, ces pensionnats, officiellement chargés d'éduquer, de convertir au christianisme et d'assimiler à la société canadienne les enfants des peuples autochtones, furent en réalité de véritables bagnes au sein desquels prêtres et religieuses purent donner libre cours à une imagination manifestement sans limites en matière de sévices destinés à soumettre, à humilier, à chosifier des enfants dont le seul tort était de ne pas être né Blanc.

« À St. Jerome's, j'ai vu des enfants mourir de tuberculose, de grippe, de pneumonie et de coeur brisé. J'ai vu des jeunes garçons et des jeunes filles mourir debout sur leurs deux pieds. J'ai vu des fugitifs qu'on ramenait, raides comme des planches à cause du gel. J'ai vu des corps pendus à de fines cordes fixées aux poutres. J'ai vu des poignets entaillés et les cataractes de sang sur le sol de la salle de bains, et une fois, un jeune garçon empalé sur les dents d'une fourche qu'il s'était enfoncée dans le corps. »

La mère et le père du petit Saul sont passés par l'une de ces « écoles » il y a de cela bien longtemps. Ils en sont revenus, ils ont repris leur vie au camp, leur vie d'Indien Ojibwé comme avant. Sauf qu'évidemment, plus rien ne peut désormais être comme avant. En eux s'est ouvert un trou béant dans lequel toute joie, toute foi, la possibilité même du bonheur ont irrémédiablement sombré. C'est sur les décombres d'une enfance saccagée qu'ils espèrent fonder une famille, transmettre à leurs enfants leur culture et leurs valeurs. Mais que peuvent-ils contre la fatalité? Que peuvent-ils contre le spectre qui s'est emparé d'eux et qui les dévore jour après jour ?

« Tout ce que je connaissais d'indien disparut au cours de l'hiver 1961, quand j'avais huit ans. (…)
Ils m'emmenèrent dans un pensionnat, le St. Jerome's Indian Residential School. Une fois, j'avais lu qu'il y avait dans l'univers des trous qui avalaient toute la lumière, tous les corps. St. Jerome's vola toute la lumière de mon monde. »

St. Jerome's vole toute la lumière du monde de Saul, s'acharnant à tuer l'Indien qui est en lui. Mais St. Jerome's lui fournit aussi, par l'intermédiaire d'un jeune prêtre différent des autres, la possibilité du salut :

« Le Père Gaston Leboutilier arriva à St. Jerome's la même année que moi. (…) « As-tu déjà entendu parler du hockey? » Ce fut la première chose qu'il me dit. »

J'ai pensé à la célèbre citation d'Hölderlin « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » en lisant ce livre. En même temps qu'elle plonge Saul dans un désespoir sans fond, la vie lui fait cadeau de la grâce. Car Saul est possédé par la grâce du hockey, ce sport parfait dans un monde imparfait, ce « jeu blanc », blanc comme la glace de la patinoire sur laquelle évoluent les joueurs, blanc comme un monde vierge non encore exploré, mais aussi blanc comme la couleur de peau de l'oppresseur… C'est là toute l'ambivalence de ce cadeau que la vie lui fait. Saul peut se sauver grâce au hockey, mais le hockey est le jeu des Blancs, autrement dit de ceux qui ont voué au malheur son peuple, son clan et lui-même. de ceux qui, en dépit de ses dons exceptionnels pour ce sport, persisteront à voir en lui, non pas un homme dans son infinie complexité, mais un Indien réduit à quelques clichés éculés :

« Je voulais atteindre de nouveaux sommets, être l'une des rares étoiles. Mais ils ne voulaient pas me laisser être tout simplement un hockeyeur. Il fallait toujours que je sois un Indien. »

Nous croyons comprendre l'origine de la rage qui s'empare alors de Saul, confronté au rejet et au racisme, et dont les exceptionnelles dispositions pour le hockey lui sont à la fois reconnues et impitoyablement refusées. Nous croyons connaître toutes les souffrances, toutes les humiliations ayant produit cela : un désespoir sans fond alimentant une rage inextinguible. Sauf qu'une souffrance peut en cacher une autre, indicible, dont les racines plongent plus profondément encore, au coeur même de l'être.

Si Doriane (@Yaena) ne m'avait pas invitée à lire « Jeu blanc » dans le cadre de notre collier de perles littéraires, je serais probablement passée à côté du livre et de son auteur. Richard Wagamese est un survivant du système des pensionnats indiens, et a sans aucun doute mis beaucoup de lui dans le personnage de Saul. Après bien des souffrances et des années d'errance, il s'est sauvé, non pas grâce au hockey, mais grâce à l'écriture. Sa plume pudique et poétique, tout en retenue, sert magnifiquement un récit d'apprentissage à fendre l'âme.

« Ils nous ont vidés de l'intérieur, Saul. Nous n'en sommes pas responsables. Nous ne sommes pas responsables de ce qui nous est arrivé. Mais notre guérison, elle, dépend de nous. »
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