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Critique de Antyryia



- Bonjour, vous êtes bien madame Abigail Winter ?
- Bonjour, et vous vous devez être Antyryia. Je vous en prie, prenez place dans le fauteuil ou dans le divan, comme vous préférez.
Plus à l'aise assis, je m'installe sur la chaise en face de la psychiatre.
- Alors, qu'est-ce qui vous amène ?
- Eh bien docteur, je crois bien que je souffre de violentes crises de narcissisme aiguë.
Le docteur Winter a écrit une thèse sur le cycle du narcissisme dans la famille, un sujet qu'elle connaît bien étant donné qu'elle et sa soeur ont longtemps vécu sous le joug d'une mère particulièrement toxique. Normalement elle travaille pour le F.B.I. mais elle a accepté de me rencontrer à titre exceptionnel.
- Qu'est-ce qui vous fait dire ça, Antyryia ?
- Eh bien, pour commencer, tous les matins, quand je me coiffe ou que je me brosse les dents, je me regarde dans le miroir.
- Et vous vous trouvez beau ? Vous vous sentez un peu comme la vilaine reine dans Blanche-Neige ? Vous parlez à votre reflet ?
- Euh non, pas spécialement.
- Est- ce que vous vous trouvez plus intelligent, plus instruit, plus travailleur, plus courageux, bref : meilleur qu'autrui dans quelque domaine que ce soit ?
- Non docteur, je dirais qu'en général je me situe dans la moyenne.
- Et êtes-vous prêt à démolir vos proches ou les membre de votre famille pour asseoir sur eux une forme de domination sans laquelle vous ne seriez rien ?
- Sûrement pas docteur.
- Alors comment diable êtes-vous parvenu à la conclusion que vous étiez narcissique ?
- Eh bien voyez-vous, je suis de temps en temps amené à écrire des critiques des romans que j'ai lus et il m'arrive parfois dans celles-ci de parler de moi, de rapprocher le livre d'une anecdote personnelle. Et il m'arrive également de me mettre en scène, de m'inventer une sorte de vie parallèle me permettant d'évoquer ma lecture sous un angle un peu différent. Et une gentille internaute m'a récemment écrit en commentaire sous une chronique rédigée le 09 octobre 2017 : "Quel blabla insipide, égocentrique, vous devriez vous faire appeler Narcisse." Donc vous voyez, c'est bien la preuve que je ne suis fasciné que par mon nombril. Comment y remédier ? Vous allez me soigner, hein, madame Winter ?
- Je vais essayer de vous aider en vous faisant prendre conscience que votre cas n'est pas si dramatique. Avec un traitement adapté, il y a encore un peu d'espoir.
Elle me tend alors le roman Emma dans la nuit, écrit par Wendy Walker. Je ne peux m'empêcher de sourire puisque non seulement j'avais beaucoup aimé Tout n'est pas perdu, le premier roman de l'auteure, mais en plus ce roman n'est censé paraître que dans quelques jours !
- Vous remercierez bien les éditions Sonatine et l'opération masse critique, c'est grâce à eux que vous allez pouvoir découvrir avant tout le monde l'enquête que j'ai menée au retour de Cassandra, après trois ans de disparition.
- D'accord, ça sera fait, mais quel est le lien avec ma pathologie ?
- C'est qu'elle vous paraîtra probablement très anodine lorsque vous aurez découvert les symptômes de la famille Martin, en particulier ceux de la mère, prête à tout pour être le centre d'attention.

* * *

Effectivement, ce roman est une plongée dans les eaux troubles d'une famille totalement dysfonctionnelle, pour ne pas dire malsaine.
Emma et Cassandra sont les deux filles d'une première union : Celle de Judy et de monsieur Owen Tanner qui a lui-même un fils : Witt.
Après le divorce, elles ont choisi ( mais avaient-elles réellement le choix ? ) de vivre avec leur mère, qui s'est remariée avec monsieur Martin. Qui a également un fils d'une précédente union : Hunter. Un frère par alliance donc, qui ne regarde pas de façon innocente la belle Emma, attitude qui ne semble déranger personne par ailleurs.
De cette famille, il sera amplement question tout au long du roman, au passé comme au présent.
En particulier cette mère odieuse et déphasée, avec laquelle il était impossible pour les deux filles d'avoir une enfance normale et heureuse, aussi confortable que puisse être leur situation matérielle.
"Notre mère n'aimait pas être notre mère. Elle voulait être notre amie."
"Elle était capable de s'occuper de ses enfants, mais ça ne l'intéressait pas."
"On passe de l'amour au dédain sans explication. de l'affection donnée en abondance sans raison, puis retirée sans motif."
Au summum du narcissisme, à s'en rendre malade si l'intérêt se détourne d'elle un seul instant, Madame Martin incarne la mère nuisible par excellence. Quitte à manipuler ses maris ou ses filles pour avoir l'inégalable sensation d'être la plus intelligente et la plus attirante.
Qui a littéralement besoin qu'on lui dise à quel point elle est extraordinaire.
Et son irresponsabilité aura bien entendu des conséquences sur l'équilibre d'Emma et de Cass, deux filles parfois en concurrence avec leur propre mère, qui grandiront dans des conditions déplorables pour pouvoir se construire.
Jusqu'à quel point le narcissisme de la mère s'est-il transmis à ses filles ? Est-ce une pathologie héréditaire ? Comment grandir dans ce genre de foyer sans conserver des séquelles ?

Mais Emma dans la nuit, c'est aussi et surtout l'affaire irrésolue de la disparition de ces deux soeurs, trois années auparavant, alors qu'elles étaient âgées de 15 et de 18 ans.
Jusqu'au retour de Cass.
Seule.
Alors elle racontera au FBI, et en particulier à la psychiatre Abigail Winter, tout ce qui s'est passé durant ces trois années, acceptant que sa mère soit présente à chacun de ses entretiens.
Elle est obsédée par le retour sa soeur aînée, et va tout faire pour qu'elle soit rapidement retrouvée.
"Il faut retrouver Emma ! Il faut qu'on la retrouve !"
Mais ce qu'elle va relater n'est qu'une version de ce qui s'est réellement passé, puisque le lecteur sait d'emblée qu'elle ne dit pas toute la vérité, et qu'elle a eu des années pour préparer son histoire.
"Il y avait un truc qui clochait dans l'histoire de Cass, celle qu'elle racontait et celle qu'elle taisait."
"Mais dire la vérité ne figure nulle part sur ma liste."
Même sa mère, avec laquelle la jeune femme semble avoir une relation très conflictuelle, semble convaincue qu'elle ment.
Son histoire, c'est celle-ci : Sa soeur, enceinte, s'est enfuie par peur de la réaction des siens et Cass a été amenée à l'accompagner.
Elles ont passé les trois dernières années sur l'une des nombreuses îles au large du Maine, emmenées par un couple qui semblait vouloir protéger Emma du courroux familial mais qui finalement s'est avéré davantage intéressé par sa grossesse.
Coincées sur l'île, il était en outre hors de question pour Emma de partir sans son enfant.
"Ici, les villages étaient nichés dans des anses et des criques aux contours déchiquetés, les ports étaient isolés, coupés du monde."
Il aura fallu trois ans à Cass pour trouver le moyen de fuir, d'enfin retrouver sa famille, et pouvoir désormais aiguiller les recherches des autorités afin qu'Emma et sa fille puissent être sauvées à leur tour le plus rapidement possible.
Mais son histoire est tellement parfaite...
Quasiment tout y est énuméré : le nombre d'heures, de jours entre chaque évènement. Son récit est tellement millimétré que la psychiatre - dont la voix alternera avec celle de Cass tout au long du roman - cherche à y distinguer le vrai du faux, se demandant à quel jeu joue la rescapée.
"Elle avait débité son récit d'une traite sans lever les yeux une seule fois."

Ce livre m'a fortement fait penser à l'excellent Comme un conte de Graham Joyce. Dans ce dernier, l'adolescente Tara frappait à la porte de chez elle après une disparition de vingt ans. Et son histoire était abracadabrante puisque l'explication de son absence impliquait un monde féérique duquel elle n'avait pas pu revenir plus tôt et dans lequel le temps s'écoulait différemment. Délire ou vérité ? En dehors de cette première similitude, les deux romans ont pour point commun l'intervention d'un psychiatre pour essayer de démêler le vrai du faux et de rétablir les faits tels qu'ils se sont réellement produits.

Emma dans la nuit commence relativement doucement malgré tout, et j'ai mis longtemps avant d'entrer réellement dans l'histoire.
Les histoires devrais-je dire puisque celle de l'île jouxte celle de la famille et les réflexions des enquêteurs.
Tout étant bien entendu lié.
"Notre histoire est le produit d'une recette compliquée qui exigeait chacun de ces ingrédients."
Wendy Walker prend tout son temps - un peu trop peut-être ? - pour que le lecteur soit intrigué et cherche à démêler par lui même la part de vérité contenue dans le récit de Cassandra. Et surtout, pour qu'il prenne conscience de ce que c'était que de vivre dans un climat familial aussi pesant.
"Quelle mère ferait un truc pareil ? C'est vraiment cruel. Sadique."

Davantage encore que l'énigme de la disparition des soeurs, ce sont les évènements qui se sont peu à peu produits chez les Martin qui créent progressivement un climat d'angoisse, une ambiance de plus en plus lourde. Prises une à une, ces petites anecdotes semblent n'avoir qu'une importance relative, mais mises bout à bout, elles créent un malaise grandissant, une impression de suffoquer. Et c'est tellement bien amené, avec un rôle précis pour chacun des membres de ce carcan familial, qu'on observe les mains liées l'évolution de chacun jusqu'à une implosion qu'on devine imminente.

Wendy Walker signe donc là un second roman qui confirme le talent dont elle avait déjà fait preuve dans Tout n'est pas perdu, sans se répéter malgré le rôle récurrent et primordial du psychiatre.
Elle confirme également qu'elle a une plume bien à elle, une écriture plus travaillée que celle souvent formatée que l'on retrouve aujourd'hui dans la majorité des thrillers psychologiques.
Quant au festival de révélations finales, si les lecteurs pourront en deviner certaines, bien malin sera celui qui aura réussi à reconstituer la suite d'évènements dans leur intégralité.

Et quant à moi, étant désormais convaincu de ne pas être touché si durement par le fléau du narcissisme, il m'arrivera encore de temps en temps d'oser parler à la première personne du singulier dans mes futures critiques.

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