AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Kirzy


Dès les premières pages, ce roman surprend par la tonalité singulière qu'il choisit d'emprunter. Jojo, 13 ans, est avec son grand-père qui lui montre comment tuer une chèvre, c'est cru, direct, saisissant. On sent toute la fragilité de l'existence de Jojo dans ce corps-à-corps avec la bête, sa lutte pour surmonter son dégoût, pour aiguiser sa force en prise directe avec le monde des adultes.

Et le monde des adultes, il n'est pas beau pour Jojo, élevé avec sa jeune soeur par des grands-parents maternels certes plein d'amour mais qui ne peuvent le protéger d'une mère immature quasi indigne, Leonie. Et y a la route à prendre pour aller chercher le père qui sort de taule, une odyssée cauchemardesque pour les petits. Et il y a le racisme virulent des beaux-parents car leur fils est blanc et la mère de ses enfants noire.

Thématiques classiques de la littérature américaine qui scrute les marges. Et c'est vrai qu'il y a quelque chose de faulknerien dans la façon qu'à Jesmyn Ward de convoquer les pensées de Jojo et de Leonie grâce au procédé de flux de conscience. Chaque chapitre donne sa voix en alternance à ces deux personnages en des quasi monologues intérieurs, parfois calmes et apaisés, mais le plus souvent qui s'écoulent sans contrôle apparent.

Jojo, Leonie, mais aussi Richie, un très jeune adolescent afro-américain qui a partagé le quotidien du grand-père lorsqu'ils étaient enfermés dans le terrible pénitencier agricole de Perchman des années 1950, où les prisonniers survivaient dans un état de quasi esclaves à trimer dans des plantations. Lui aussi a droit à ses chapitres monologues. Mais lui est un fantôme. Et c'est là la très belle idée du roman que de connecter le monde des vivants qui s'épuisent à chercher à survivre et celui des revenants qui sont morts dans la violence et l'injustice.

Jojo est hanté par Richie, tabassé à mort dans son pénitencier. Leonie, elle, se débat avec le fantôme de son frère, victime d'une crime racial. C'est très fort de voir la mère et le fils se déchirer sans savoir qu'ils partagent ce don de voir les morts et de les entendre. Cette irruption du fantastique et du mystique est très bien intégrée au reste du récit qui lui est au contraire d'un naturalisme glaçant. On pense à Beloved de Tony Morrison et cela charge puissamment les enjeux romanesques.

Pour réussir cette porosité entre les vivants et les morts, il fallait une plume aiguisée. Elle l'est, luxuriante jusqu'à un lyrisme dense. Elle m'a terrassée d'émotions à plusieurs reprises, notamment lorsque l'auteure décrit la tendresse qui unit le frère et la soeur dans des gestes délicatement décrits, lorsqu'elle ouvre le coeur de Leonie pour donner à comprendre son endurcissement. Comme si tous les personnages tiraient derrière eux tout le poids de l'Histoire, comme si le traumatisme du racisme originel étouffait encore le présent des Etats-Unis. Triste réalité.

Un magnifique roman, sombre et intense, d'une grande beauté formelle et poétique, empli de rage et de compassion. Complexe aussi par sa non-linéarité qui pourra rebuter les lecteurs en quête de lisibilité immédiate.
Commenter  J’apprécie          12110



Ont apprécié cette critique (117)voir plus




{* *}