le thème du double, du sosie, est un classique de la bande dessinée. On se souvient par exemple de Mad Jim, le sosie de Lucky Luke, et de Latraviata, le sosie de Falbala… Et j'arrêterai là car je suis un peu à cours d'exemples,
merci par avance de m'en envoyer d'autres (faute de quoi, je devrais bien le reconnaître, mon intro est un peu foireuse…).
A l'exception des dédoublements tactiques opérés par Mandrake le Magicien, on constate, à chaque fois, que le double est un personnage sans scrupules qui cherche à nuire au gentil héros, en prenant sa place, en salissant son image, en procédant à maintes actions pendables que la morale réprouve.
C'est le cas ici. Ric Hochet est aux prises avec le Caméléon, personnage déjà rencontré dans la série, qui, comme le suggère son surnom, est capable de revêtir plusieurs apparences, y compris celle de Ric. Et ce n'est rien de dire que dans cet album, il ne s'en prive pas. Il parvient même à prendre sa place dans presque toutes les planches, et son entourage n'y voit que du feu. Même sa petite amie Nadine tombe dans le panneau, et semble métamorphosée sous son charme (voir plus loin). C'est dire si la ressemblance est parfaite.
Il était logique que
Zidrou choisisse le Caméléon comme source d'inspiration pour un premier scénario dans la continuité de l'oeuvre de Tibet, décédé en 2010. “Signé Caméléon” – inclus dans l'album “Traquenard au Havre” – était le premier épisode de la série publié en 1964. La scène finale où l'on voit Ric Hochet récupérer un avion sur le toit d'un immeuble est la scène d'introduction du quatrième album de la série "L'Ombre de Caméléon". L'histoire présentée ici s'intègre donc chronologiquement dans la série d'origine, et nous sommes au tout début du parcours de Ric Hochet, précisément en mai 1968, comme le prouvent de nombreux indices disséminés dans la BD.
Le lecteur attentif aura noté le tract volant dans le caniveau (page 15) montrant le slogan « Sois jeune et tais-toi » sous la silhouette inquiétante du général De Gaulle, cette dernière étant présente également sur une affiche (page 21) « La Chienlit, c'est lui ! ». Une troisième affiche sur mai 68 figure plus bas dans la page. Bien entendu, des événements de 68, il n'en sera pas question dans le reste de l'album, nous sommes dans une BD apolitique. le même lecteur attentif notera avec intérêt d'autres marqueurs de l'époque, un peu trop appuyés pour être honnêtes : la publicité des Galeries Lafayette avec Mireille Darc, le porte-clés Bonux, le réfrigérateur de marque « Frigidaire » dans lequel voyage le vrai Ric Hochet (réduit à l'état d'impuissance pendant presque tout l'album). A ces indices s'ajoutent les meubles, les costumes, les véhicules… typiques de l'époque des sixties et montrant une réelle volonté des auteurs
Zidrou et van Liemt de peaufiner leur reconstitution.
Passons maintenant en revue les grandes différences avec la série d'origine. J'occulte les détails afin de ne pas trop spoiler les sujets abordés. A déflorer uniquement si consentement mutuel.
1. le style graphique de Tibet, tendance ligne claire, n'a pas été respecté.
Les choix graphiques de van Liemt correspondent à une série plus adulte, plus sombre, plus ancrée dans le réel (et plus encrée dans la noirceur, oserai-je dire). Ils accompagnent parfaitement un scénario de fait plus angoissant. L'ouverture est énorme et le potentiel immense, mais a-t-on toujours affaire au même Ric Hochet ?
2. le changement de ton est manifeste. le héros de la série n'en mène pas large et semble être totalement dépassé par les événements. Les distances prises par rapport à la série d'origine sont nombreuses.
Les auteurs se sont visiblement immergés dans les précédents albums, mais c'est pour mieux se défaire de toute allégeance. Ils vont, par la voix du Caméléon – qui devient par moment le narrateur de l'histoire – jusqu'à se moquer du héros : « “Ric Hochet” ! Ah ah ah ! Pourquoi pas “Bill Boquet” tant qu'on y est ? » ; « “Baraka Ric”, voilà comment ses parents auraient dû l'appeler ! » (page 4). Les auteurs iront même jusqu'à externaliser le regard du Caméléon par rapport à leur condition de héros de bande dessinée: « Vous ne voudriez pas, au dernier moment, ruiner votre image d'icône pour la jeunesse ? » (page 8).
Autre écart notable : la nudité est omniprésente dans l'album, tant pour faire découvrir les charmes physiques de Nadine (nue dans son lit, seins nus sur la plage, etc.), que ceux de Ric ou de son double (nu sous la douche, en slip dans une cabine d'essayage, en caleçon ligoté dans son lit, etc.) A croire que les auteurs ont voulu passer en revue toutes les situations imaginables pour mettre à poil leurs personnages et pousser le bouchon le plus loin possible pour faire tomber une bonne fois pour toutes les tabous sexuels de la série pour ados.
3. Nadine n'est plus l'oie blanche que l'on connaissait.
A ma grande stupéfaction, elle se laisse caresser la cuisse, dans la voiture du faux Ric, et passe au moins une nuit dans le lit de l'usurpateur, alors que les rapports officiels de ces deux personnages étaient habituellement chastes. Ce postulat semble échapper à la nouvelle Nadine, totalement métamorphosée, délurée, presque nymphomane. Il faut désormais oublier l'ancienne Nadine, si sage, car le monde a changé, et, remarquez, le scénariste de la série aussi, ceci explique peut-être cela.
La cible de cette BD est-elle finalement le jeune lecteur actuel ? Ou le vieux lecteur nostalgique de la série initiale, à la recherche d'anciennes émotions oubliées ? Ou bien les deux à la fois ? Les auteurs en voulant ménager la chèvre et le chou, font ici le grand écart.
Peut-être fallait-il, pour mieux se les approprier, désacraliser ainsi les héros. Peut-être fallait-il humilier le trop parfait Ric Hochet et passer par perte et profit la pudeur de Nadine, pour rendre les personnages plus acceptables aux yeux des lecteurs d'aujourd'hui. Une fois admis les partis-pris des auteurs (et l'invraisemblance d'un scénario s'appuyant sur la possibilité de mettre au point un sosie parfait de Ric Hochet), l'impression générale concernant cette nouvelle enquête reste cependant très positive.
Le lecteur se laisse entraîner dans une intrigue suffisamment complexe et haletante, au scénario ponctué de passages certes plus violents et adultes que ce qu'aurait permis la série d'origine, mais qui ajoutent un peu de piment à l'action. La machination du Caméléon destinée à assouvir son désir de vengeance est sans doute un peu trop tordue et alambiquée, mais elle permet de nombreuses opportunités de rebondissement, et, par ricochet (mouais), assure le respect des fondamentaux : les bons finissent toujours par reprendre le dessus.
Le défi à relever était particulièrement ambitieux. Il n'était pas facile, en effet, d'endosser des habits vieux de cinquante ans (rappelons que la série a été lancée en 1964) et d'en faire une série plus moderne, plus violente, adaptée aux goûts actuels des jeunes lecteurs habitués aux émotions fortes. Alors, R.I.P. Ric ? Non ! Visiblement, Ric n'est pas encore mort ! Longue vie à Ric sous la plume décomplexée de ses nouveaux pères adoptifs !