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2.63/5 (sur 3 notes)

Nationalité : France
Né(e) à : La Nouvelle-orléans , le 30/01/1849
Mort(e) à : Paris , le 04/01/1893
Biographie :

Romancier et auteur dramatique français.

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Bibliographie de Albert Delpit   (4)Voir plus

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Citations et extraits (6) Ajouter une citation
Madame veuve Euphémie Dortet, un des types les plus curieux de la province. Elle a cinquante ans. Elle est maigre comme une grande chèvre. Son visage blanc, où se mêlent des tons de cire jaune, est bizarrement éclairé par des yeux bruns qui seraient beaux avec plus d'éclat. Ils ne brillent que de cette froide lumière qui luit sans échauffer. Certains êtres naissent avec des instincts dominateurs. Ceux-là tyrannisent leur famille aussi allégrement que Cambyse tyrannisait la Perse.
Euphémie est un Cambyse en chambre. Elle débuta jeune dans l'emploi des despotes. Elle commença par terroriser son père et sa mère. Restée orpheline, elle fut élevée par le colonel, alors capitaine d'infanterie. Elle mit bientôt un grappin solide sur ce frère de beaucoup plus âgé qu'elle. Dès sa huitième année, elle s'accoutuma à lui dicter ses volontés. Car elle eut, même enfant, plus de volontés que de caprices. Ce fut un grand dommage de voir obéir au doigt et à l'œil ce solide militaire, qu'aimaient également ses chefs et ses camarades. Devenue jeune fille, elle lui défendit d'aller en promenade ou en soirée sans elle. Dans le monde on se serait moqué : au régiment, on eut pitié. Il se forma une sorte de petite conspiration pour marier Euphémie.
- Sacrebleu ! s'écria un matin le colonel, il faut qu'en un mois on me trouve un crétin pour épouser cette péronnelle ! Ou je flanque le corps d'officiers aux arrêts !
Le corps d'officiers organisa une battue aux imbéciles. Un M. Dortet, fabricant de drap du côté de Roubaix, tomba dans le piège au moment où on s'y attendait le moins. On le prit au lasso comme un cheval sauvage des prairies. En quinze jours, l'affaire fut bâclée. Le malheureux fabricant de drap n'eut pas le temps de se reconnaltre. On raconte qu'il alla de la soirée de contrat à la mairie et de la mairie à l'église, sans prononcer une parole. En sortant de l'église, il dit : "Ouf !". Il était trop tard. Une fois mariée, Euphémie se fit dévote. Un tyran qui est femme, c'est déjà joli : quand la femme est dévote, c'est complet.
On se demande souvent pourquoi ces créatures-là tiennent tant à se marier : c'est bien simple ! Tout uniment afin d'avoir l'occasion de faire enrager plus de monde. Le mariage, c'est leur carrière ! Elles ont à tourmenter, d'abord leur mari, ensuite leurs enfants. Source d'ineffables joies !
Euphémie n'eut pas de chance. M. Dortet ne dura pas longtemps. Les organisations solides tiennent bon pendant dix ou douze ans. Mais le fabricant de drap souffrait d'une maladie de cœur. En dix-huit mois, son compte fut réglé. Il mourut, ne laissant qu'un fils. Euphémie n'avait plus qu'une victime. Auguste paya pour tout le monde. Il grandit, élevé comme un séminariste, et n'ayant d'autre récréation que de dessiner des sujets de piété.
Sur ces entrefaites, le colonel prit sa retraite et vint demeurer à Bayonne auprès de sa sœur. Son neveu avait alors seize ans. Jusqu'à sa majorité, celui-ci eut un peu de répit. Madame Dortet semblait prendre à tâche de l'abandonner complètement à la direction de son oncle. Si bien que le vieillard s'éprit d'une tendresse maternelle pour ce grand dadais. Quand la poire fut mûre, madame Dortet gratta tout doucement pour la faire tomber. Elle mit en avant l'avenir de son fils, la nécessité pour lui de disposer d'un gros capital afin de conclure un "riche mariage".
Simple comme une ablette, le colonel fut attendri par cette pensée d'une famille nouvelle. Il signa une donation de tous ses biens meubles et immeubles, estimés six cent mille francs, moyennant une rente de vingt mille. Brillante opération ! Le lendemain, Euphémie redevenait insupportable. Le malheureux vieillard connut les agréments d'un enfer anticipé ! Tant et si bien qu'un mois plus tard, il partait pour Paris, triste, lassé, écœuré, exaspéré. Mais il n'osait trahir cette exaspération contre sa sœur que par des invectives répétées contre son neveu. C'était injuste, mais au moins ça ne sortait pas de la famille !
À Bayonne, on ne plaignit guère Auguste, retombé en esclavage comme un nègre marron. La sympathie générale se porta sur le colonel, lors qu'on le vit dépouillé prestement. D'aucuns, cependant, admirèrent Euphémie : la besogne était si joliment faite ! On ne lui tint pas longtemps rigueur. Rien ne dure dans les petites villes, où le rapprochement inévitable des rencontres quotidiennes use toutes les rancunes. Les haines seules y sont tenaces. Et puis, les Euphémie Dortet sont nombreuses en province ! De même que l'herbe y croît vite dans les cours des maisons abandonnees ou sur le trottoir des rues désertes, elles poussent à foison dans l'ennui des journées longues.
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Un peu avant midi, la cloche sonna le déjeuner. Il fallait se håter, car de toutes parts, de Cambo, d'Ustaritz, de Bayonne, les invités ne tarderaient pas à arriver pour les fiançailles. Le dernier coup tintait encore lorsque Espérance entra, escortée du colonel.
- Où donc est miss Bethsabée ? demanda Pierre.
- Elle a la migraine, répliqua mademoiselle Jordan, un peu embarrassée.
- Hum ! Une migraine de kiosque !
Madame Cambry fit les présentations en règle.
Le colonel eut un petit grognement en retrouvant Jean de Born; mais il devait s'humaniser bien vite. Seule, Espérance restait triste. Elle sourit à peine en entendant un paradoxe que développait M. de Born avec un certain aplomb.
- Comment ! lui demandait Thérèse, vous osez soutenir que la nature est une invention bête !
- Certainement, madame. Je suis franc, moi. Je dis tout haut ce que les autres pensent tout bas. La nature, la campagne... C'est insupportable ! On marche dans une allée ? Immédiatement, on avale une foule d'insectes invisibles à l'œil nu. On s'asseoit sur l'herbe ? Bon. On attrape un rhumatisme. On veut contempler un beau crépuscule, spectacle généralement vanté par messieurs les paysagistes ? Aussitôt, une voix amie vous crie prudemment : "Prenez garde au serein !". Si j'aime la chaleur, et que je sorte à midi : "Vous allez avoir la migraine !" Si j'aime la fraicheur et que je sorte à neuf heures du soir : "Fuyez l'humidité !". Comme la campagne est ridicule à côté du bitume qui ne salit pas les pieds, des arbres en zinc où il n'y a pas d'insectes, et de la lumière électrique qui ne donne jamais de coups de soleil !
- Ma foi, dit gaiement M. Cambry, c'est la première fois qu'on ose affirmer si carrément que la campagne est haïssable.
- Aussi haïssable qu'Auguste ! appuya le colonel de sa voix cassante.
- Par grâce, monsieur Cambry, s'écria Jean, ce qu'est-ce que c'est qu'Auguste, neveu bizarre dontre lequel M. Mornier nourrit une haine si farouche ?
- Taisez-vous, Cambry, répliqua le vieillard, C'est moi qui vais répondre. Figurez-vous, mоnsieur, qu'Auguste me dorlotait, me flattait, m'enguirlandait : "Mon bon oncle, combien je suis heureux que vous demeuriez avec moi", "Mon bon oncle, je veux entourer vos vieux jours de tendresse et de respect !"... Ah ! Il s'en souciait bien de mes vieux jours ! Il me racontait qu'il lui fallait un gros capital pour se marier richement. Bref, j'ai été assez bête pour faire à ce garçon, moyennant une rente, la donation entre-vifs de tous mes biens, meubles et immeubles. Et le lendemain...
- Le lendemain, on s'est fâché avec vous ? Mais c'est la vie, cela.
- Mon dernier parent qui me chasse de chez lui !... Et je l'aimais, cet Auguste... Oui, je l'aimais comme un fils ! Quand on n'est plus qu'une vieille culotte de peau, on n'accepte pas aisément l'idée de mourir seul, tout seul, comme un chien. Moquez-vous de moi, si vous voulez. Je suis malheureux. Oh ! Bien malheureux, allez !
Il pleurait presque. Sur ce visage parcheminé par le temps, et tanné par les nuits de bivacs, on lisait une douleur vraie. Et l'émotion des vieillards est plus remuante que celle des homme mûrs, parce qu'elle est plus rare. Jean eut le remords de toutes ses plaisanteries passées. Il tendit la main à M. Mornier :
- Pardonnez-moi, monsieur. Vous avez été dupė ? Vous avez souffert ? Eh ! Mon Dieu, c'est un peu le lot de tout le monde, ici-bas.
Le déjeuner s'achevait. Pierre Cambry vint à Jean.
- Notre ami se trompe, dit-il. Son neveu n'est qu'un imbécile. C'est sa sœur, la mère d'Auguste, qui est coupable de tout. Imaginez-vous que le colonel tremble comme une feuille devant elle. Si jamais vous rencontrez madame veuve Euphémie Dortet, étudiez-la; elle en vaut la peine. C'est un type très curieux. D'ailleurs, quoi de plus intéressant pour un Parisien que les mœurs de province ? Vous assisterez tout à l'heure à notre fète. Regardez de vos deux yeux, écoutez de vos deux oreilles. Vous ne vous plaindrez pas de voir et d'entendre.
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Personne ne se doutait que cette scène n'était que le prélude du drame. Une question de vie et de mort allait se trancher au milieu de ces jolies femmes, de ces hommes en toilettes et de ces corbeilles de fleurs embaumées. N'est-ce pas toujours ainsi d'ailleurs ? La vieille légende montre à gauche le masque qui rit et à droite le masque qui pleure. Elle cherche maintenant à s'accommoder avec les goûts hâtifs de la société d'aujourd'hui. Elle met les deux masques l'un derrière l'autre. Si bien que l'humanité rit et pleure en même temps !
M. de Hautmont prit le bras de Pierre sous le prétexte de lui montrer les aménagements introduits dans la villa. Ils commencèrent par se promener à travers les salons. Ensuite, le duc conduisit son hôte au jardin. M. Cambry attendait. Martial venait d'avoir une réparation publique. Lui, le mari de Thérèse, il voulait la sienne. Jacques entraîna le député derrière les arbres, près de la grille, à deux pas du boulevard. Là, personne ne les entendrait. Et d'une voix très basse :
- Monsieur, dit-il, j'ai bien réfléchi à notre situation commune. Vous avez raison. Un de nous deux est de trop. Malheureusement nous ne pouvons pas nous battre en duel. Je vous ai expliqué pourquoi. Il faut donc qu'un événement se produise, qui supprime, ou vous l'offensé, ou moi l'offenseur.
Il se tut une minute. Un profond silence les enveloppait. Il était onze heures du soir environ. Bayonne dormait. Le boulevard, entièrement désert, s'allongeait derrière eux. Les avenues s'étiraient dans la nuit avec leur double rangée de réverbères semblables à des lucioles tremblotantes. Dans la villa, on commençait à danser. On voyait passer des groupes de jolies femmes bien mises, ravissantes dans leur élégante souplesse. De temps à autre arrivaient des bouffées de musique cadencée, alternant avec des bouffées de parfums.
- Laissons le hasard prononcer entre nous, continua le duc. C'est encore ce qu'il y a de plus digne de nous deux.
Et, après une pause de quelques secondes :
- Jouez-vous le whist ?
M. Cambry fit un geste d'étonnement. Jacques ajouta :
- Oui ? Fort bien. Tout à l'heure, nous entrerons dans la salle de jeu. Je vous proposerai une partie de whist. Et celui de nous deux qui tirera la carte la plus basse... Eh bien, celui-là fera dans la vie, comme au whist... Il fera le mort !
- J'accepte, monsieur, dit simplement Pierre.
- Veuillez remarquer, monsieur, tous les avantages de l'expédient que je vous propose. D'abord, comme point de départ, une partie de cartes : donc rien que de très naturel. Ils sont bien malins, les provinciaux ! Je les défie de soupçonner quelque chose. Ensuite, il n'est pas question du coup de pistolet banal qu'on se tire dans la tête, n'est-il pas vrai ? Allons donc ! Vous et moi n'accepterions pas un pareil dénouement. Voyez-vous, M. Pierre Cambry ou le duc de Hautmont mis en faits-divers ! Sans compter les suppositions et les racontars. Au contraire, nous usons d'un moyen très simple. Si vous perdez, je n'ai pas de conseils à vous donner : un accident, une chute dans les Pyrénées, vous n'avez que l'embarras du choix. Si c'est moi...
Il soupira légèrement.
- Comment ai-je vécu, après tout ? En inutile. Eh bien, je finirai utilement... peut-être ! Les Carlistes sont à quelques heures. Je m'engage dans leur armée avec mon ami Jean de Born. Et d'ici quinze jours, une balle ou un éclat d'obus aura réglé mon compte. Au besoin, j'aiderai les Espagnols !
- C'est convenu, monsieur, dit Pierre Cambry.
Qui sait si bien des drames dans la vie n'ont pas un dénouement pareil ? On se promène en Suisse ou ailleurs. Le pied glisse... Un homme de moins; une tombe de plus ! L'oubli se fait vite. Les vivants ne vont pas demander aux morts leur secret. L'humanité est trop pressée !
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La grille s'ouvrait, large, et, un à un, les paysans entraient. Se rappelant les conseils de son hôte, Jean de Born regardait. La poésie de ces mœurs et de ces costumes pittoresques le gagnait à son insu : les homme coiffés d'un béret bleu, habillés d'une courte veste rouge, dont le ton vif tranchait sur le gilet blanc et la culotte de velours noir. Tous portaient à la main ce gros bâton noueux qu'ils appellent un "makila". Les femmes, en jupe courte, de couleur voyante, laissaient pendre dans le dos leurs cheveux coiffés en longues tresses. Ils se rangeaient au hasard, sous les arbres, le long des allées, venant rendre un hommage fièrement respectueux à celui qu'ils mettaient si haut. Jean remarquait l'allure heureuse de tous ces gens, à qui l'étrangeté du costume donnait quelque chose de si bizarre. Ceux-ci, bruns, maigres, cuivrés par le soleil; celles-là, bien faites, jolies, se tenant droites, et tendant leurs hanches fermement cambrées. On subit toujours l'influence du milieu où l'on pense. Peut-être, à Paris, eût-il trouvé que ces libres montagnards ressemblaient à des paysans d'opéra-comique. Là-bas, devant ces campagnes vertes, ruisselantes de lumière chaude, sous ce ciel bleu, avec ces énormes Pyrénées comme horizon, Jean ne s'étonnait de rien, pas même du groupe des bourgeoises qui étalaient leurs toilettes prétentieuses à côté de ces costumes chatoyants.
Il y avait là M. Marescot, l'entreposeur des tabacs, "avec sa dame". M. Marescot, gros, court, apoplectique, toujours prêt à crever de pléthore; sa dame, au contraire, longue, mince, vaporeuse, avec des airs penchés. Elle toussait de temps en temps pour faire croire qu'elle souffrait de la poitrine. Le lieutenant de gendarmerie, M. Bec, appelait M. Marescot "le saucisson à pattes", et madame Marescot "le saule qui tousse". M. Bec, grand, bel homme, haut en couleur, dont les moustaches victorieuses traînaient, - hélas ! - bien des cœurs pendus à leurs crocs mastiqués ! Notamment celui de madame de Viredieu : Albertine Léonore ("A. L." comme chiffre; on disait complaisamment : "À Elle !" parce qu'elle avait des passions...) de Viredieu, petite, fluette, souriante, grassouillette; toujours en mouvement, toujours de bonne humeur: connaissant tout, s'occupant de tout, racontant tout, jugeant tout; pas plus de fiel qu'une caille, mais pas plus de cervelle qu'un poulet; parlant avec une volubilité étrange du président du tribunal qui souffrait de la goutte; de la bonne du sous-préfet qui avait des bontés pour l'ordonnance du général; du docteur Toutaliot que sa femme trompait; de M. Ramier qui trompait sa femme; de l'évêque en discussion avec son grand-vicaire, et du pharmacien qui volait ses pratiques... Si bien, qu'après l'avoir entendue, on était hébété, stupéfié, éreinté, et qu'on mêlait toutes les histoires ensemble. On ne savait plus, en la quittant, si ce n'était pas le docteur qui souffrait de la goutte, l'évêque qui trompait sa femme, madame Ramier qui avait des bontés pour le général dont l'ordonnance était trahi par la bonne du pharmacien pour le sous-préfet qui volait ses pratiques ! Madame de Viredieu adorait M. Bec, M. Bec se laissait adorer. C'est bien le moins quand on a de si belles moustaches !
À côté, les personnages officiels : le général commandant la subdivision, géné dans son uniforme neuf, près du sous-préfet qui avait très chaud. Sous-préfet issu on ne sait d'ou : mal peigné, mal lavé, et que le gouvernement de ce temps-là forçait de ménager tous les partis. Puis ceux-ci, puis ceux-là, puis les autres, puis tout le monde !
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Pierre Cambry parlait, tout en marchant, avec une simplicité si haute, que le cœur de Jean de Born en était remué. Le député reprit après un silence :
- Vous comprenez maintenant pourquoi je déteste Paris, comme me le reprochent mes collègues de la Chambre. C'est vrai : j'étouffe dans notre vie moderne, étriquée et conventionnelle. Les longues rues affairées m'ennuient. Les larges boulevards me paraissent étroits. Bien souvent, j'ai voulu donner ma démission et m'enfuir avec les miens dans ces prairies éternellement vertes. Ce n'est pas à vous que j'apprendrai que le devoir passe avant tout. Mais aussi, quand je redeviens libre, comme je sors vite de ma prison pour retrouver mes torrents, mes forêts et mes montagnes ! La rivière me chante si gaiement la bienvenue lorsque je parais au bout de l'allée de tilleuls ! Je vous confie cette faiblesse : j'ai la prétention de savoir me faire aimer des animaux et de la nature : entre nous, cela vaut mieux que de se faire aimer des hommes. Regardez combien ce paysage est beau, et dites si l'on n'a pas le droit d'être fier de ces amis-là !
C'était admirable, en effet. Les deux hommes s'arrêtaient à mi-pente d'un petit coteau, d'où, par une échappée gigantesque, on découvrait la vallée tout entière. En bas, la Nive courait sur un lit de cailloux jaunes, entre deux rives très hautes, couvertes de chênes épais, que les masses feuillues coloraient en bleu. Sur le coteau, un garçon de charrue, avec cette allure fière et un peu hautaine des Basques, piquait ses bœufs en chantant un "roumanz", et les ruminants lourds poursuivaient vaguement leur rêve commencé. À l'horizon, une pointe de clocher, pareille à un oiseau, s'envolait vers le ciel. Plus près, un champ de sarrasin rouge étalait ses tons crus à côté des luzernes et des maïs aux panaches blonds. Çà et là, des maisons étincelaient, toutes blanches, ainsi que des agates enchassées. L'odeur fraîche et pénétrante d'une matinée de juin imprégnait l'air du parfum âcre des foins mouillés, pendant que les bruits de la rivière semblaient une orchestration brodée sous la mélodie des oiseaux et le bruissement du vent d'ouest dans les feuilles. Très loin, debout comme des citadelles grises, les Pyrénées noyaient leurs cimes dans les nuées. Et, sur ce large paysage, des rayons de soleil plaqués au hasard sur les eaux, les maisons, les arbres, les champs et les montagnes, si hien qu'on eût dit des vagues d'or ou des cascades de lumière éblouissante.
Et Jean de Born regardait l'homme après avoir regardé le paysage : le portrait dans son cadre. L'un était digne de l'autre. Ce robuste montagnard, aux épaules larges, avait quelque chose de la montagne. Il était calme, et puissant comme elle. Les yeux noirs, profonds et semés d'éclairs, illuminaient la tête énergique et fière, déjà toute grise. Le teint brun, les lèvres rouges, les dents blanches, prêtaient au visage un aspect oriental; et les cheveux abondants, rejetés en arrière, ainsi qu'une crinière de lion, découvraient un noble front plein de pensées.
- Mais j'oublie que vous êtes un Parisien, dit Pierre tout à coup, et comme tel vous ne devez guère aimer la nature.
- Je l'avoue, répliqua Jean en se remettant à marcher. La nature ? Quelle invention bête ! Le plus beau paysage ne vaut pas un décor d'opéra.
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- Je désire te faire toute ma confession. Quand ta mère est morte, j'étais déjà riche. Je pouvais me contenter pour nous deux d'une aisance large qui eût été le bonheur. Je ne sais quelle fièvre d'ambition m'a brûlé l'âme. J'ai rêvé l'une de ces fortunes quasi-royales, du haut desquelles on domine son époque. J'étais grisé par la diabolique fascination de l'argent.
Il se leva et fit quelques pas dans le salon. Puis, d'une voix plus chaude :
- L'argent ! Tu ne sais pas quel affolement s'est emparé des cerveaux depuis quinze ans. J'ai cédé à la contagion. Je n'ai vécu que pour la fortune. Lorsqu'on est en proie à cette folie, on ne s'arrête plus. On veut monter, toujours monter. Un jour la chance tourne. On roule du haut de son rêve : c'est la ruine.
- La ruine ? répéta Espérance.
- Oui.
Le visage de la jeune fille s'éclaira :
- Tu n'as pas d'autre malheur que celui-là ? Tu n'es que ruiné ? Quel bonheur !
Il la regarda, stupéfait. Alors, elle se rapprocha de lui, et, doucement, tendrement :
- Tu me disais que tu avais bien des choses à te reprocher vis-à-vis de moi ? Tu n'en as qu'une. C'est d'avoir été trop souvent séparé de ta fille. Je n'ai pas connu ma mère; mais tu as fait tout au monde pour la remplacer. Que de fois, lorsque j'étais petite, je t'ai vu t'asseoir à côté de mon lit ! Je fermais les yeux. Tu croyais que je dormais. Je ne dormais pas, je te regardais. On ne se méfie pas assez des enfants. Dans leurs petits cerveaux, ils gardent tout un monde de souvenirs. Et puis, ils ont l'instinct de ceux qui les aiment, et je sentais ta tendresse si ardente qu'elle m'enveloppait tout entière. Plus tard, je t'ai vu passer au travail tes journées et une partie de tes nuits. Je te savais riche c'était donc un besoin pour toi que ce labeur acharné. Je me suis tue. Mais je devenais jalouse du travail : je ne t'avais pas assez souvent. Aujourd'hui tu es ruiné : tant mieux ! Tu te reposeras. Tu vivras entre Martial et moi, entre ton fils et ta fille. Nous te rendrons bien heureux, va ! Tellement heureux qu'en regardant les millionnaires de ce bas monde, tu diras : "Comme ils sont pauvres !".
Elle semblait toute joyeuse. Ses yeux étincelaient, Elle fronça le sourcil en voyant que son père secouait tristement la tête.
- Décidément, reprit-elle, tu avais raison. II faut que l'argent ait une bien terrible fascination pour que tu le regrettes ainsi, toi, si généreux !
- Ce n'est pas ma fortune que je regrette, murmura M. Jordan : c'est mon honneur.
Elle se leva et, d'une voix ferme :
- C'est impossible, tu te calomnies ! Tout autre que ta fille pourrait te croire. Moi, je ne te crois pas, et je répète que c'est impossible. J'ai entendu parler de toi par des gens qui ne me connaissaient pas. Tous - entends-tu bien ? -, tous te considèrent comme l'homme probe par excellence. Relève ton front ! Le découragement t'aveugle et t'empêche de mesurer le chemin parcouru. Tu as pu être malheureux, imprudent, mais déshonnête, jamais !
Cette fois, le cœur de M. Jordan se brisa. Il saisit sa fille entre ses bras et fondit en larmes. Elle eut peur. Cette explosion de souffrance chez un homme froid et maître de lui-même l'épouvantait.
- Je t'en supplie, reprit-elle, n'aie pas de secrets pour moi. Je dois étre non seulement ta fille, mais encore ton amie et ta conseillère.
Il s'écria, nerveusement, d'une voix entrecoupée :
- Tu as raison. Guide-moi, aide-moi. J'ai la těte perdue, je n'y vois plus clair ! Si tu savais... Voici deux ans que je commande un vaisseau qui faisait eau de toutes parts. Je vais sombrer en pleine honte.
Elle dit fièrement :
- La ruine, oui pas la honte ! Donc, tout est sauvé !
- Pauvre enfant ! Tu ne juges la vie qu'avec ton cœur. Il y a huit jours, j'ai couru à Paris, j'ai fait argent de tout. J'ai vendu, liquidé, donné le coup de collier du désespoir... Inutilement. Demain, ma faillite sera déclarée.
- On pensera que tu as été malheureux.
- Non, car après-demain, ce sera peut-être la banqueroute.
- Et qui oserait dire cela ?
- Mes ennemis.
- Nous écraserons la calomnie. Elle ne salit que ceux-là qui l'inventent.
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