— Le temps lui a paru long. Tu m’étonnes ! Neuf étages, ce n’est pas rien !
Boutinaud paraissait gai comme un pinson. Les autres aussi. Je n’y comprenais goutte. Ils étaient tous là agglutinés autour de moi, à se couper la parole, glousser, hennir, me tirer par la manche, s’agacer de mon air ahuri. Il était question d’un chien. Et d’un Japonais. De cuisine, aussi…
Sourire indulgent, j’ai précisé que j’étais déjà au courant et je suis allé m’asseoir auprès de madame Armand. Déçue, la meute a baissé le ton mais n’a pas rendu les armes. Le faux bond d’un nouvel arrivant à qui annoncer la nouvelle du jour n’empêchait pas de commenter, de plaisanter. Malgré moi, je tendais l’oreille, dis donc il n’a pas fait un pli le Nippon, un labrador tu penses ! Et du neuvième étage ! A mes côtés madame Armand parlait dans le vide, comme souvent. Avec son chignon d’autrefois et ses lunettes façon papillons roses, elle éprouvait des difficultés à capter l’attention de ses interlocuteurs. Sa voix, peut-être, si monocorde. Ou bien le chignon. Elle ne mérite pas cela, notre collègue, bonne camarade toujours prête à se rendre utile. La vertu ne se voit pas toujours récompensée. Parce qu’en plus du chignon et des lunettes, il y a le surnom. Un jour, au gré d’une plaisanterie, au hasard d’un malentendu, madame Barbier avait changé de nom. Madame Armand. Eu égard à son chignon, à ses papillons, à sa voix, on aurait pu l’affubler d’un sobriquet de haute tenue. Même pas. Madame Armand. Comme ça. Un surnom gratuit, idiot, qui ne rimait à rien. Ce sont les plus coriaces. Après une brève période de résistance, de bouderies, elle s’était résignée avec l’espoir que faute de bois s’essoufflerait le feu. Peine perdue. Le prénom aussi avait disparu. Personne ne l’employait, personne ne le connaissait. Va savoir pourquoi. Je ne le connaissais pas plus que les autres et ne m’en souciais pas : cette histoire de chien commençait à m’intriguer. Ma bonne camarade a pris pitié :
— Un labrador enfermé au neuvième étage d’un immeuble. Il a voulu rejoindre sa maîtresse partie faire des courses. Une fenêtre ouverte, il a pris le raccourci. Pas de chance, un Japonais passait au même moment.
L’infortune du Japonais faisait la joie du service, on n’avait pas souvent l’occasion d’y rire de si bon cœur. Après l’excitation des premiers instants, les filles avaient rejoint leur poste de travail. Les garçons n’avaient pas encore épuisé leur stock de bons mots. Et puis, ils venaient de se rendre compte que je ne savais pas tout. Nous nous sommes retrouvés encerclés, madame Armand et moi, pas d’issue de secours, la cacophonie a repris de plus belle. Elle était au complet, ma bande du premier étage. Gaume et Boutinaud, mes collègues de promotion, ceux avec lesquels j’avais découvert la CARA, la grandeur et les misères du secteur tertiaire. Et puis Lebelle, le patriarche, un petit sec tout agité à deux ans de la retraite, en vertu de quoi il revendiquait un certain nombre de privilèges, en particulier celui de mettre la pédale douce.
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