Charles prend les messagers à part. " Dites-moi laquelle vous tenez pour la plus belle. Si vous m'en disiez mensonge, que j'en aie la preuve, je vous ferais mourir. " — Sire, c'est l'ainée qu'on t'a par serment engagée ; et tes comtes disent qu'ils n'avaient jamais vue plus belle. Puis, ils ont donné à Girart la cadette, et si la première est belle, la seconde l'est plus encore. L'homme le plus farouche, le plus triste, ne peut la regarder en face qu'il ne se sente radouci. — Je choisirai la meilleure, dit Charles, et sans plus tarder il monte à cheval. Dès ce moment le roi la désira : il envoie chercher sa mesnie. Il quitte Paris, passe le Mont-Cenis, et rencontre à Bénévent la cour qu'il cherchait. Il descend au bas des degrés taillés au ciseau, entre au moutier par les escaliers de marbre bis, et fait une courte prière aux pieds du crucifix; puis il entre au cloître par le parvis. Les dames n'en surent rien jusqu'à tant qu'on leur dit : «Demoiselles, c'est le roi, » celui qui a le visage fier. » Berte, à sa vue, prit peur, l'autre se leva, rougit et s'inclina profondément.
Alors Ganelon de sa voix la plus douce :
- Il y a un moyen, Seigneur, de vous assurer de l’exacte vérité : faites venir à Paris les fils Aimon, recevez-les avec honneur. Ils ne pourront qu’être flattés de cette distinction. Puis, dans la carrière qui se trouve au bord de la Seine, auprès de la tuilerie, ordonnez qu’une course mette en ligne les meilleures montures de vos barons. Les fils Aimon y prendront part. Vous verrez courir leur cheval. S’il est vainqueur et si vous le jugez utile à votre service, il vous sera alors facile, en le payant d’un prix élevé et en comblant de dons ses possesseurs, de le mettre dans vos écuries.
- Mais, par Dieu ! s’exclama Charles, comment ces jeunes gens peuvent-ils accomplir tant de belles prouesses en des lieux si distants l’un de l’autre. Si ce que tu dis est vrai, Roland, et je ne doute pas de tes paroles, il faudrait une vie humaine pour mener à bien toutes ces expéditions.
- Voilà où est le secret de leurs succès, répliqua Roland ; ils possèdent un cheval merveilleux nommé Bayard tant il est de robe sombre ; ce cheval qui leur fut, dit-on, donné par une fée, les transporte tous les quatre par monts et par vaux plus vite que ne vole l’hirondelle légère.
l y avait là Renaud, le fils aîné d’Aimon, dont la noble prestance était trait pour trait celle de son valeureux père. Tout jeune il avait manié la lance à ses côtés et savait, à l’âge où ses compagnons ne songent qu’à dénicher les petits oiseaux, frapper de l’épée et dompter un cheval fougueux.
Guichard, le second, également habile aux jeux guerriers, excellait à retracer, avec des couleurs délayées dans la colle, des épisodes de combats ; il avait sur les murs nus de la salle du château, peint des scènes qui rappelaient les hauts faits de son père de façon si saisissante que des vieux compagnons d’armes du duc en avaient été émerveillés.
Le troisième, Alard, composait des poèmes et des chansons en s’accompagnant sur ’une sorte de luth de sa fabrication et quand il chantait quelque noble et touchante histoire, les yeux parfois se remplissaient de larmes.
Richardet, le plus jeune, dont la naissance avait coûté la vie à sa mère, la pieuse Crysalinde, eut souhaité guerroyer, peindre ou chanter comme ses aînés, mais sa nature douce et timide lui interdisait de se mettre en avant. C’est à lui pourtant, à sa sagesse bien au-dessus de celle des garçons de son âge, il avait à peine dépassé sa quinzième année, que son père et ses frères recouraient quand ils souhaitaient un avis. Il était le chéri de Bradamante, sa sœur, qui tenait la place laissée vacante par une mère adorée.