Tu te fais illusion…
Tu te fais illusion, artiste, si tu te crois le créateur de tes œuvres. — De toute éternité, elles ont flotté dans notre air, invisibles aux yeux. — Non, ce n'est pas Phidias qui a donné l'être à son célèbre Jupiter olympien ! — Aurait-il pu imaginer ce front, cette crinière de lion, — ce regard séduisant et fascinateur sous ces sourcils gros de tempêtes ? — Non, Gœthe n'a pas créé son grand Faust : — le costume seul est d'un Allemand d'autrefois, mais dans sa réalité intime, dans son essence, — Faust ressemble trait pour trait à son éternel modèle ! — Et quand Beethoven trouva sa marche funèbre, — tira-t-il de lui-même cette suite d'accords où le cœur se navre, — cette lamentation d'une âme inconsolable de la perte de son idéal sublime, — cet écroulement de mondes lumineux dans l'abîme désespéré du chaos ? — Non, de tels sons ont gémi de tout temps dans l'infini de l'espace, — et lui, sourd pour cette terre, a deviné ces sanglots inouïs.
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(1855-65)
//Traduit du russe par Emmanuel de Saint-Albin.