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Citation de Partemps


Le dernier roman de Philippe Sollers s’ouvre sur l’image d’un arbre céleste, un grand cèdre qui s’enracine dans le temps, comme une majesté dans un monde où tout passe : « Le cèdre règne, il protège, il paraît méditer, il bénit. » Grand totem de l’enfance que fixe une photographie du narrateur, qui se tient près de lui, avec sa s ?ur. L’image montre aussi « une clairière toujours vivante, une éclaircie ». Petite scène du roman familial à Bordeaux, souvenir lumineux du petit frère caché dans son arbre. La soeur a disparu, foudroyée par un cancer. C’est d’elle que rêve le narrateur. Elle, dans le jardin d’autrefois ; elle, près du cèdre ou de la véranda ; elle toujours, au coeur d’une éclaircie bordée d’ombre. La voici qui réapparaît aux yeux du narrateur, lorsqu’il contemple le portrait de Berthe Morisot au bouquet de violettes. Éblouissante dans le noir éclatant du tableau. « Ce que Manet a découvert dans le noir ? Le regard, la beauté enrichie du néant. » Le noir comme lumière, comme éclaircie majeure, nécessairement lié au féminin.
Ecce femina. Les femmes, chez Manet (Victorine Meurent, Berthe Morisot, Méry Laurent), chez Picasso (Eva Gouel, Marie-Thérèse, Olga, Dora Maar, Jacqueline), chez Sollers (Anne la soeur, Sylvie la nièce, Lucie, la femme aimée), sont déesses, amantes, soeurs. Divinités de la lumière. Anges de la peinture. « Les tableaux parlent d’eux-mêmes. Cette blonde vient tout droit du XVIIIe siècle, elle a été baigneuse chez Fragonard. » Manet, l’éclaircie signée Manet dans les ténèbres du XIXe siècle, accompagne le narrateur au long du roman (comme le font aussi les Illuminations de Rimbaud). En grand faune arpentant le boulevard, Manet aborde les femmes pour faire des toiles [3] — Olympia [4], Le Déjeuner sur l’herbe, Un bar aux Folies Bergère [5], La Femme au perroquet, L’Asperge —, « des romans pleins de micro-poèmes ». Le même geste fait du roman de Sollers une suite de tableaux pleins de micro-poèmes.
C’est Lucie, mécène et femme du monde, que le narrateur rencontre à l’occasion de la vente d’un manuscrit légendaire : Histoire de ma vie de Casanova. « Lucie, lumière, éclaircie. » Messagère de Dante, elle est l’âme soeur amoureuse, qui recrée un paradis dans cette clandestinité que réclame toujours, chez Sollers, un amour véritable. Ce sont aussi les photos de Picasso à côté de sa soeur Lola et la magnifique Fillette aux Pieds nus (1895), dont la robe rouge et l’écharpe blanche ancrent le visible et la vie avec la même majesté que le grand cèdre du jardin.
Anch’io ! « Et moi aussi, après tout, je suis peintre », s’exclame le narrateur. Tel est le secret de l’oeuvre de Philippe Sollers. Pour Manet, les femmes de sa vie sont celles de ses tableaux ; pour Casanova, celles de son Histoire ; pour Sollers, celles de ses romans, pour autant que le roman s’ouvre à l’échange des cinq sens, à l’écoute des toiles, au toucher de la langue, au respir de la vie. Palette, pinceaux, papier, papyrus, encre, stylo, machine à écrire. Sollers nous apprend que lire est une expérience sensorielle. Les sens en éveil, les goûts multipliés, le lecteur plonge dans l’aventure romanesque où se mêlent désirs, pensées, rêveries, rencontres échappées. Les siècles se répondent. Le scandale de la beauté est instantané. Au colloque des arts, les artistes s’appellent. « Casanova me sourit au coin de la rue. Il fait beau, les rosiers grimpants sur la terrasse de Gallimard, en face de mon bureau, sont en pleine profusion rose et blanche. » Et toujours la peinture, en soeur aimée du romancier : « Les tableaux où Lucie apparaîtrait, si j’étais peintre, devraient être envahis par l’intensité de ce noir sans lequel il n’y a pas d’éclaircie. » À travers sa richesse éclatée, dans son tempo alerte et démultiplié, dans cette infinie vitesse à perte de vue à laquelle elle s’abandonne, l’écriture suit sa ligne. Subtile. Amoureuse. La profusion fait progresser. « J’aurais tenu mon cap au millimètre. »
Chinois du IIIe siècle, Hsi K’ang croyait à l’existence des immortels. Sollers les a rencontrés. Ils se nomment ici Dante, Bach, Casanova, Haydn, Mozart, Stendhal, Nietzsche, Manet, Picasso. Qu’ils peignent, écrivent ou composent, le grand cèdre résonne de leurs suites et de leurs variations. Le roman s’illumine. « Picasso, peintre évadé en atelier, est lui-même un instrument musical », comme l’est Sollers, par-dessus tout.
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