Anaëlle Lebovits-Quenehen

Ce que manifeste l’attitude pudique qui ne saurait céder au fichage, c’est d’abord que le sujet se reconnaît dans ce dont il a pudeur. S’il n’y était pas, il n’aurait pas à être pudique, et il faut bien assumer ce qu’on dérobe au regard de l’autre comme nôtre, pour le voiler. Cette évidence nous conduit à remarquer que, là où l’impudeur sévit, ce qui est exhibé n’est pas pris à la charge du sujet. Un homme ne se place ainsi sous le regard d’un autre qu’à condition de considérer que ce regard ne le vise pas comme sujet, qu’il n’est pas responsable de ce qui, de lui, se voit. C’est d’ailleurs ce que les tenants de la transparence semblent avoir compris, eux qui nous disent en substance : « Vous n’êtes pour rien dans ce que vous êtes, chacun de vous n’est que le résultat d’une série de causes extérieures. On ne regarde en vous que les causes qui vous ont produits. Aussi pouvez-vous vous laisser regarder sans vous sentir visé par ce regard ». C’est alors que les raisons qu’ils donnent du fichage peuvent s’abriter derrière des intentions philanthropiques.

Mais le sujet capable de pudeur récuse encore le fichage pour cette raison qu’il se sait capable d’excéder ce dont il a pudeur. Si nous n’excédions pas nos affects par exemple, nous ne pourrions pas les voiler. Reconnaître et dépasser l’objet de sa pudeur sont donc les conditions nécessaires et suffisantes de l’acte pudique. Au moment où nous visons un affect comme nôtre, nous affirmons dans la pudeur que nous n’y sommes pas réductibles. C’est alors que nous pouvons assumer notre affect comme nous-même, c’est-à-dire affirmer cette distance qui nous en sépare, dans l’instant où nous nous saisissons comme y prenant part. Ainsi comprise, la pudeur témoigne de ce que la psychanalyse freudienne a épinglé par le concept d’Ich-Spaltung ou division du sujet. L’exhibition à laquelle on voudrait nous soumettre témoignerait en retour d’une absence de division.

Se dérober au regard qui voudrait nous réduire à du pur visible devient dès lors la seule position conciliable avec l’humanité en nous. Et de fait, autant qu’elle nous la révèle, la pudeur nous assure une distance de soi à soi. Pour le dire en termes heideggeriens, c’est seulement par ce geste complexe, par ce regard sur soi dans l’éloignement même de soi, que peut se constituer quelque chose comme un soi-même.