Anaëlle Lebovits-Quenehen

Pas plus que tout savoir, nous ne pouvons tout dire ou tout voir et c’est à prendre acte de cet impossible – forclos par l’entreprise de fichage – que les arts ont encore un avenir. C’est ainsi que la pudeur a un rôle esthétique. Qu’appelons-nous en effet « poésie », sinon l’opacité dont on pare ce qui est comme tel irregardable ou indicible ? L’impossibilité de com-prendre parfaitement ce qui s’y déploie jusque dans ses moindres détours participe à une œuvre belle, en tant qu’elle a quelque rapport à la vérité. C’est à l’écart de la transparence que se tient encore l’effort poético-pudique de bien dire si cher à la psychanalyse. Proust a admirablement saisi qu’un dire singulier, pour révéler l’universel, n’en doit pas moins préserver une certaine opacité qui le prémunit contre l’univocité : « Il était triste pour moi, écrit-il, de penser que mon amour, auquel j’avais tellement tenu, serait dans mon livre, si dégagé d’un être, que des lecteurs divers l’appliqueraient exactement à ce qu’ils avaient éprouvé pour d’autres femmes » 

C’est à l’écart d’un tel risque que nous nous tenons dans la pudeur. C’est à ce prix que nous pouvons encore affirmer notre singularité.