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Citation de Dorian_Brumerive


Au son de l’exclamation que sa vue m’arracha, elle a fait un bond de bête prise au piège; mais, plus prompt qu’elle cette fois, j’ai coupé la retraite.
Elle a reculé jusqu’à la muraille de roc inaccessible et s’y incruste avec, dans ses yeux affolés, un effroi d’animal traqué. Le faisceau lumineux de ma torche électrique l’inonde et l’éblouit à la fois. Et sans égard pour sa détresse, je la regarde… Je la regarde avec une sorte d’épouvante qu’elle ne peut voir.
C’est son front pur et son nez rectiligne qui le prolonge comme le profil antique des marbres grecs; ce sont les corolles palpitantes de ses narines, sa bouche fruitée dont la lèvre inférieure est partagée par un léger sillon comme les deux lobes d’une rouge cerise; c’est l’onde floue de ses cheveux de nuit; son menton volontaire et têtu, son cou gracile et rond. Ce sont ses beaux yeux gris, grillagés de longs cils, dont la pointe se recourbe en menu hameçon.
C’est celle enfin, entre laquelle et moi j’ai voulu mettre l’infranchissable barrière du néant !
J’éteins ma lampe qui l’effare et je suis à présent tout contre elle. Elle m’a laissé prendre sa main et ses yeux perdent leur tragique émoi. Elle me regarde, et l’aube d’un sourire entrouvre sa bouche…
Et pourtant non, ce n’est pas l’autre, l’amie maudite que j’ai laissée là-bas dans ce Paris où elle m’attira. Non ! La nature a pu, en se jouant, te donner, jolie petite enfant sauvage, ses yeux, son front, son nez, sa bouche, ses cheveux, mais le sourire confiant et désarmé, un peu câlin, un peu mutin, un peu moqueur aussi, dont tu m’as reconnu est bien le tien et n’a rien de commun avec ce geste étudié de sa bouche à elle, le sourire pour objectif.
Je n’ose ni parler, ni faire un geste, crainte d’effaroucher le joli animal qui va s’apprivoisant; très lentement, presque sans la serrer, je monte vers mes lèvres sa menotte posée sur la mienne et je ne fais que l’effleurer. De sa main restée libre, elle touche mon front libéré et me dit en français dans son sourire :
– Guéri ?
– C’était donc toi, petite fée, que je tenais entre mes bras cette nuit-là ?
Elle sourit plus encore :
– Vous m’avez fait bien peur !
Elle parle français avec un délicieux accent à la fois guttural et zézéyant ou les « r » coulent comme des « l », où les finales sont un chant.
– Qui t’apprit notre langue, petite chèvre sauvage ?
– Les bons Pères, qui m’ont élevée.
– Comment t’appelles-tu ? Où vis-tu ?
– Je m’appelle Oédidée. (..)
– Mais comment m’as-tu vu, Oédidée. ? Que fis-tu ce soir-là ?
– Je ne sors que la nuit, car Coreto m’a défendu ses terres, et les serviteurs sont fouettés quand elle sait qu’ils m’ont parlé. J’ai su par eux que quatre blancs étaient arrivés dans l’île, que c’étaient des Français, et qu’ils n’avaient molesté personne… Ce sont des Français qui ont autrefois sauvé les miens. J’ai voulu vous connaître et je me suis cachée, la nuit, autour de la mission. Tu es sorti…
– Mais comment m’as-tu vu, Oédidée ? Il faisait noir…
Son rire a le son d’une source rapide :
– Noir pour tes regards émoussés, pas pour les miens.
C’est vrai, je me souviens. Sa race est nyctalope. Le docteur Codrus savait aussi cela.
– Et puis qu’est-il advenu, méchant lutin ?
Elle rit encore.
– Peut-être entends-tu mieux que tu ne vois. Tu m’as saisie…
– Je t’ai tenue dans mes bras, toute palpitante…
– Je me suis débattue…
– Ma main a glissé…
– Les Pères disaient que c’est très mal. Tu rôtiras plus tard dans le feu d’Hougatoë. Tes mains se sont faites très douces…
– Tu t’es enfuie; je t’ai suivie…
– Tu es tombé ! C’est à ce moment que j’ai eu le plus peur. La fleur rouge était sur ton front et grandissait. tes yeux étaient fermés et tes bras mous.
– Alors qu’as-tu fait, Oédidée ?
– Ceci, dit-elle. Donne ton front.
Docile, je laissais s’amuser ses mains agiles. Ma tête, qu’elle entoure de mon mouchoir, repose sur ma couchette. Elle est agenouillée à mon côté et ses dents luisent entre ses lèvres rouges à la lueur du photophore. Je regarde sa peau mate, dont le grain a la couleur et la finesse des perles rose jaune. Par la fente qui arrache sa méchante robe de quatre sous, je vois quand elle bouge la vallée ambrée de sa gorge et la naissance du globe de ses seins. Ses bras ronds et nus qui voltigent autour de moi ont une odeur jeune qui affame.
– Oédidée, laisse ma tête. Tu me grises, petite enfant.
Elle serre le dernier nœud.
– Et puis ceci, dit-elle : ferme tes yeux.
J’obéis. Derrière mes paupières fermées, je perçois comme à travers un voile rouge orangé la lumière du photophore. Une ombre s’interpose entre la lumière et mes yeux, une bouche effleure ma bouche…
Mon regard ne revit que pour voir retomber la toile de l’entrée. Je bondis sur mes pieds, et m’élance dans la nuit… Une voix mutine qui s’éloigne murmure dans un rire :
– Tu tomberais de beaucoup plus haut ici qu’à la mission, et je n’irais plus te chercher.
– Reviens, Oédidée !
– Demain, si tu es seul… Repose.
C’est en vain que j’ai interrogé le silence nocturne pour qu’il me dise où s’en était allé son pas de sylphe.
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