André Obey

Mais moi aussi, tonnerre de sort! Ça ne se voit pas ? (silence) Je ne vous ai pas appelée tantôt, je vous ai hélée. Comprenez-vous? Je vous ai hélée comme l'homme qui se noie hèle une barque. Je me noyais. Je me noie chaque jour, vingt fois par jour. Le pis est que je n’en meurs jamais et que ça recommence. Vous comprenez ? Je ne sais pas. Je ne sais rien. Je ne comprends rien. Les jours me glissent sous les pieds comme un tapis de cirque sous les pieds du clown. Mais lui s'étale. Moi je reste debout. Je ne sens même pas les jours filer. Avec les jours filent les mois, filent les années, file ma vie. Je reste debout, les bras ouverts, les mains ouvertes : je n'attrape rien. Comprenez- vous ? Rien ! Jamais rien. Je suis tout seul. Je vis à rebours. Je sors la nuit. J'essaie de prendre sur le vif l'envers du monde. Je ne prends rien. Je ne comprends rien. Tout de la vie n'est que grimace. Et je sens que la vie a un visage. Je le cherche. Je le cherche. Je le cherchais ce soir, tout seul, dans le froid de mon cœur, le froid de la nuit, le froid du monde. Alors vous m'êtes apparue, chaude, dorée, jeune, pleine de tout. Vous aviez juste le visage de la vie. Et alors j’ai crié (il crie) « Anna! ».