AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de mimo26


D’un pas mesuré, Françoise monte l’escalier menant à sa chambre. La décision de ses parents vient de tomber. Dans son dos, elle sent leur désolation peser sur elle: Armand, les épaules voûtées, Victoria, les mains nouées. Passé le choc initial, l’étonnement, la stupeur, elle voudrait se retourner et leur dire qu’elle comprend, mais une bille coincée dans sa gorge l’en empêche. Dans sa chambre, elle défait sa valise. Posément, pour maîtriser le tremblement de ses mains, elle fait un tas des vêtements à laver, une pile de ceux qui sont propres. Cela lui demande peu d’effort, pourtant elle est en sueur. Elle ouvre la fenêtre; la brise fait voleter les pages de son journal intime qui s’ouvre sur la dernière entrée: Congrès JEC, Montréal. Le noyau dur dans sa gorge enfle.

Une heure plus tôt, Françoise est rentrée de sa fin de semaine, excitée et heureuse. Après avoir fait ses au revoir à Marthe, non sans regret, et sur la promesse de donner rapidement des nouvelles, elle a repris le chemin du retour en compagnie de Claire, dans la voiture du médecin. Pendant tout le trajet, les deux amies ont échangé leurs impressions, rappelant certaines allocutions, certains moments forts qui les ont enthousiasmées, incapables, leur a-t-il semblé, de redescendre sur le plancher des vaches. À peine le pied posé dans la maison, Françoise s’est précipitée à la cuisine. Sans prendre le temps d’enlever son manteau, elle s’est lancée dans un monologue étourdissant devant ses parents, bouche bée. «Je veux m’instruire, y a encore tellement de choses que je sais pas!» Si ceux-ci y consentaient, elle voudrait faire son cours classique plutôt que terminer ses études à l’École normale. La sœur directrice le lui a d’ailleurs proposé un mois plus tôt, ne s’en souviennent-ils pas? Ils n’en ont jamais reparlé, pourraient-ils remettre le sujet sur le tapis? Ses parents, peu habitués à voir leur fille s’échauffer de la sorte, n’ont rien répondu. Françoise a donc poursuivi son plaidoyer.

Cette fin de semaine passée en réflexions l’a éclairée. Et elle y a fait la connaissance d’une jeune fille très intéressante, Marthe, qui veut étudier le droit, les lois, pourquoi pas? Faire régner la justice, ça a un sens, non? Son père aime à répéter que les lois sont faites pour arranger ceux qui n’en ont pas besoin, peut-être pourrait-elle faire bouger les choses? C’est devenu clair comme de l’eau de roche: elle veut faire son cours classique et fréquenter l’université, Claire le ferait bien, elle! Puis, elle a clos son argumentation – il faut bien qu’elle s’habitue si elle veut devenir avocate – en soulignant que c’est elle, la studieuse de la famille, et non Germain, son frère, alléché par l’odeur de l’argent comme un requin par l’odeur du sang, et qu’un métier de vendeur en ville attire bien plus qu’une profession libérale, «c’est lui-même qui le dit»!

Françoise leur a débité tout ça d’un souffle, certaine du bien-fondé de ses aspirations qui ont gonflé en quarante-huit heures comme le bon pain à la chaleur. La surprise passée, ses parents ont d’abord paru bien disposés. Bien sûr, ils comprennent. Non, ils ne sont pas surpris, ils savent son potentiel. Sa mère, surtout, vante partout les succès scolaires de sa fille telle une parure scintillante dont l’éclat rejaillirait sur elle. «A retient toute, une vraie invention!» C’est pourtant Victoria qui a fini par l’interrompre d’une voix nette, faisant exploser son avenir à peine ébauché: «Françoise, t’es fille de cultivateur, je sais pas c’que t’es allée t’imaginer. On t’a laissée aller à l’École normale pour que tu te contentes, c’est pas rien! Mais… l’université? Avocate! On n’a pas les moyens, ma pauvre p’tite fille. Avec ton frère au cours commercial… Sans compter qu’à 17 ans, le mariage est pas loin. Non. Ce serait de l’argent gaspillé.»
De l’argent gaspillé… Françoise est incapable de rattacher ces paroles à toutes celles qu’elle a entendues ces deux derniers jours. Elle n’arrive tout simplement pas à rapprocher les deux univers. Deux coups frappés à la porte de sa chambre la font sursauter, la ramenant à la réalité. Son frère a dû entendre des bribes de discussion et vient aux nouvelles. Elle tente de raffermir sa voix, de se composer un visage. Si elle se laisse aller maintenant, elle va s’effondrer.

— Entre.

La porte s’ouvre sur le grand jeune homme maigre.

— Pis?

Françoise hausse les épaules, fait signe que non, la bouche tordue comme si elle venait de mordre dans un quartier de citron. Germain tend vers elle une main compatissante, mais la jeune fille se détourne. Il ne peut pas la consoler. Après tout, c’est lui, le fils aîné, qui poursuivra ses études. Pas elle, la fille de la maison tout juste bonne à marier.
Commenter  J’apprécie          10









{* *}