AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de hcdahlem


INCIPIT
Louise traversa le Palais-Royal, énumérant ce qu’elle pouvait repousser au lendemain : ne pas écrire le communiqué Morel, ne pas aller chercher le chèque chez Emmanuel, ne pas aller au bureau en fin d’après-midi. Elle quitta la symétrie sans surprise du jardin à la française, puis ralentit devant la terrasse du Nemours, distraite par un couple de voyageurs entamant une carafe de vin au petit déjeuner, sans égard pour le fuseau horaire local. Elle attrapa la rue Saint-Honoré et força le pas vers le seul rendez-vous qu’elle ne pouvait annuler, face au Ritz, au dernier étage d’un hôtel particulier où s’empilaient joailliers et banquiers d’affaires. Qui avait envie d’habiter un endroit pareil ? À part Stan ? Quelques cartons encombraient le palier. Louise ouvrit la porte sur un étrange silence un jour d’emménagement. Afin d’alléger les charges du studio, Stan s’était résolu à accueillir « temporairement » ses cinq derniers salariés chez lui. Un assistant, une comptable et trois designers s’installaient dans le vaste salon, reléguant la star dans sa chambre. Elle croisa le regard de Paul, Il est là, confirma l’assistant d’un coup de tête, puis elle vit les visages congestionnés de l’équipe, dont la bonne humeur venait d’être soufflée par une colère du patron. Louise inspira. Parler la première, ne pas se laisser entraîner dans une séance de conception sans queue ni tête, finir le dossier Caville, caler la conférence de presse et encaisser les honoraires en retard.
Elle poussa la porte, Stan la cueillit avant qu’elle n’ouvre la bouche :
– Salut, professeure Xavier. Tu es en avance, on avait dit neuf heures et demie.
– Bonjour, Stan. J’avais noté neuf heures. Peu importe… Donc aujourd’hui on se fait un petit jeu de questions-réponses, je dois finir le dossier de presse Caville. Je pars à Milan après-demain rencontrer la nouvelle rédactrice en chef du T Mag pour son cocktail d’ouverture. (Puis, sans respirer :) Tu as passé un bon week-end ? J’imagine que c’est un peu contraignant, cette histoire de déménagement. On se met où ?
Il écoutait en battant l’air du front comme un monteur de cinéma équipé de ciseaux imaginaires, obsédé par les blancs, prêt à tailler dans les dialogues.
– On avait dit neuf heures et demie, reprit-il. On ne cale rien pour l’instant, j’ai dit à Caville d’aller se faire foutre, les protos étaient pourris ; ce débile de Raynard n’a encore rien compris, et maintenant il me parle d’un bouchon recyclable ! Du design pensé pour être mis à la poubelle… quelle ambition ! Je ne veux plus parler à ces crétins du marketing. (Il dégagea sèchement la mèche noire qui lui barrait l’œil.) Assieds-toi, j’ai une idée de dingue. Écoute : on va installer une collection d’art contemporain dans un jet. Un musée dans les airs. Un avion pour cinq six personnes. Un musée privé qui fera des allers-retours Paris-New York, tu vois la puissance du truc ?! (Ses pupilles voilées par le mauvais sommeil brisaient la douceur asiatique de son regard.) On va démarcher les Saoudiens : j’ai rencontré un type ce week-end sur la place, il a accès à la famille royale, je te le présenterai. Vas-y, prends des notes, je te raconte.
Il alluma une cigarette, souriant de sa diversion, certain d’embarquer une fois de plus son interlocutrice loin des problèmes qu’il venait lui-même de créer. Depuis des mois, chaque idée de Stan était un caprice tracé dans la fumée, dont l’archivage était confié à Louise. Elle ravala son exaspération et s’assit au pied du lit avec un sourire blanc.
– Stan, tu as dit au seul client qui te doit encore de l’argent d’aller se faire foutre ? C’est le huitième prototype ; ils ne peuvent pas se tromper à chaque fois !
Il allait et venait de la terrasse à la chambre, attendant de s’approprier à nouveau la conversation.
– Stan, tu ne veux pas finir ce flacon ?
– Si, on va le finir, mais ils sont nuls ! Et je me fous de Caville. Ils ont besoin de moi, pas l’inverse. On va faire un coup énorme avec les Saoudiens. Je te parle de plusieurs millions ! Je te raconte…
– Stan, je ne veux pas plusieurs millions dans deux ans, coupa Louise, je veux mes honoraires le mois prochain.
Elle contint sa colère pour reprendre plus doucement :
– Il faut que je file. Tu vas prendre ton téléphone, rattraper le coup avec Raynard ; on se voit à mon retour.
Il tournait autour d’elle comme un vison en cage, démangé par la frustration, les bras plaqués au corps pour éviter les meubles, tandis que son visage dodelinait pour dire non à l’évidence. Elle quitta la chambre, fit une moue dépitée en direction de Paul, dessina d’un doigt « On s’appelle plus tard » et prit l’escalier pour défouler son agacement. Dehors, elle prévint le bureau : « On ne cale pas la conférence Caville, oui, je sais, les honoraires vont avoir du retard, on va se débrouiller, je passe demain. »
Elle traversa la place de la Madeleine, longea l’ambassade américaine, avala une bouffée d’air minéral et se calma. Stan la rappellerait dans deux heures ou dans deux jours pour continuer la discussion comme si de rien n’était. L’ego de ses clients avait beau être la matière première dont elle vivait depuis dix ans, chaque caprice, chaque revirement, chaque facture impayée était désormais un coup de pique qui l’obligeait à baisser la tête et sapait un peu plus son amour-propre. Elle laissa la Concorde derrière elle, se mit dans le sens du courant et suivit la Seine jusqu’au Grand Palais.
Un camion entrait en piste sous la nef de verre, guidé de la voix et du geste par un régisseur, tandis qu’une dizaine d’autres véhicules patientaient pour décharger leur cargaison. Elle dépassa le pavillon théâtral et tendit le cou jusqu’à apercevoir un petit bassin en contrebas : une oasis avec sa cascade artificielle, creusée dans la berge comme un bénitier, plantée d’une végétation assez touffue pour avoir l’air sauvage. Elle descendit quelques marches sous un portique en trompe-l’œil patiné de mousse et s’approcha d’un pas de chasseur dans l’espoir de surprendre le sursaut d’une grenouille ou le départ d’un canard. Mais pas un claquement, pas une onde ne vint troubler le volume d’eau inhabité.
– Bonjour, Louise.
Elle reconnut le jeune homme aux bottes de caoutchouc rencontré quelques semaines plus tôt à l’enterrement de son père ; une voix douce avec un léger accent du Sud-Ouest.
– Bonjour, Mehdi. Vous vouliez me voir ?
– Oui, je voulais vous dire, et aussi à votre frère… (Son corps se tortillait de timidité sous le regard pourtant amical de Louise.) Je vais bientôt retourner chez moi. À Montauban. On m’a proposé un poste, la même chose qu’ici, les jardins. Je ne vais plus pouvoir m’occuper des poissons de votre père.
Elle l’invita à marcher le long du bassin en baissant la voix, intriguée :
– Je ne savais pas que vous l’aidiez. Mais il est vrai que le caractère illégal de cette activité l’obligeait certainement à garder le secret sur l’identité de ses complices, ajouta-t-elle en forçant le sérieux.
Le jardinier municipal s’autorisa un sourire.
– J’étais une sorte de complice alors, si vous voulez. Je jetais un coup d’œil quand je passais, je les nourrissais quand votre père s’absentait – elles n’ont pas tout ce qu’il faut dans ces mares parisiennes. Et à l’automne nous les mettions à l’abri des hérons.
Louise regarda Mehdi, puis le bassin vide, sans comprendre.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}