Bruce Duffy

Roman hors du commun dont le thème central est la philosophie, une vision du monde, suivie ou précédée, d'une organisation intellectuelle du Monde. Au milieu d'une foule de personnages imaginaires, on trouve les grandes figures de Wittgenstein, de B.E. Moore et de Bertrand Russel. Un parcours depuis l'aube du 20° siècle d'un Monde dans lequel il nous faut vivre sans savoir pourquoi. Le sujet peut paraître rébarbatif, or il n'est guère de roman plus vivant, plus entraînant. Chez Duffy, la pensée s'incarne, l'abstraction contient la vie quotidienne. Une sorte de joyeuse exaltation à jouer au jeu des questions aux mille réponses sur décor de fjords norvégiens ou des tranchées du front de l'Est.

Ludwig Wittgenstein est l'une des figures les plus intrigantes et les plus énigmatiques de la philosophie européenne du XXe siècle. Et Bertrand Russell l'un des plus érudits, de surcroît une icône de la logique rationnelle. Je le savais bien avant de commencer ce livre, et le fait que les deux géants soient les protagonistes crée bien sûr des attentes. Mais permettez-moi d'être clair tout de suite : malheureusement, ils n'ont pas été entièrement remplis, au final j'ai même ressenti un léger sentiment de déception. Remarquez, je ne veux pas sous-estimer le tour de force de Bruce Duffy : il nous présente la vie plutôt mouvementée des deux messieurs et tente sérieusement d'expliquer leur travail philosophique (et autre) du point de vue de leur cours de vie. Et c'est certainement louable qu'il utilise une forme intermédiaire entre la biographie et la fiction, qui donne à son histoire les effets dramatiques et divertissants nécessaires. Mais quand même, j'étais un peu deçu.



Pour commencer, mettre en scène Bertrand Russell comme l'opposé absolu de Wittgenstein semble forcé. D'accord, superficiellement, ils étaient aux antipodes à la fois dans leur travail et dans leur vie: le rationaliste Russell qui étalait ses talents et recherchait la renommée mondiale, contre le Wittgenstein complexe, à peine compréhensible et timide. Duffy met très fortement l'accent sur les petits côtés de Russell : sa vanité et sa jalousie et sa féminisation reçoivent une grande attention, le lecteur ayant du mal à supprimer des ricanements désobligeants. D'autre part, il met clairement sur un piédestal Wittgenstein qui constamment est en lutte avec le monde : sans discussion, il est le véritable héros du livre, qui montre constamment que "l'empereur" Russell (et avec lui la philosophie occidentale) ne porte pas de vêtements. Mais je fais peut-être de l'injustice envers Duffy ici: l'interaction avec le philosophe plus incolore George Moore est une bonne trouvaille pour faire ressortir à la fois Wittgenstein et Russell, bien que les conversations de Moore avec sa femme au coucher ne soient guère plus que des commérages glorifiés .



Personnellement, j'ai surtout trouvé la deuxième partie, qui fait un zoom sur les expériences traumatisantes de Wittgenstein dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, la plus intéressante et la plus aboutie. Duffy explique bien comment les fondations de Wittgenstein, qui n'étaient pas déjà faites de roche, ont encore été réduites en miettes. Cette expérience de la guerre – ainsi que son histoire familiale complexe et son identité juive et gay refoulée – semble, selon Duffy, être l'élément le plus décisif dans le chemin capricieux de Wittgenstein loin de la philosophie occidentale rationaliste. Dommage qu'après cette deuxième partie ce livre perde sensiblement de son suspense et même saigne un peu à mort vers la fin. À ce moment-là, j'ai aussi remarqué que je n'avais pas vraiment appris grand-chose sur la pensée de Wittgenstein et de Russell. Je note donc cela avec un 2.5 étoiles plutôt flatteur, car - après tout - il s'agit de 2 géants de la philosophie occidentale.