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Citation de Charybde2


À cette époque, aucun d’entre nous n’avait d’ailleurs un vrai boulot. Nous ne connaissions que les emplois temporaires. Je collaborais en freelance à des catalogues, rédigeant des articles sur des chaussures disco en plastique fabriquées à Atlanta. Sophie bossait à son compte comme assistante pour installer les vitrines de Fields. Kathe avait un boulot temporaire dans la publicité, et son nouveau petit ami ouvrait des huîtres à la demande chez Nick’s, un restaurant de fruits de mer du centre ville. Quelques personnes commençaient cependant à se faire embaucher dans ce qu’on appelait alors de « secteur informatique ». Personne ne savait très bien de quoi il retournait et une partie du travail consistait semble-t-il à le comprendre. Nous allions surtout dans des clubs et à des fêtes où des gens qui nous ressemblaient discutaient de sujets censés nous intéresser – art et groupes de rock, poésie et littérature, sans oublier les ordinateurs.
Nous étions dans les années quatre-vingt et les conflits fantasmés flottaient dans l’air du temps. Compte tenu de leur rivalité féroce, Macintosh et IBM auraient pu être des équipes de football. Les néo-expressionnistes se bagarraient contre les pré-imagistes, qu’ils considéraient comme dépassés. Les super-réalistes flamboyants détestaient tout le monde, surtout les surréalistes tardifs. On comptait aussi les expressionnistes musculeux et les néo-préraphaélites éthérés. Chaque étiquette esthétique possédait son uniforme. Certains portaient de la peau de requin, d’autres des pantalons sport. Je connaissais même des types qui confectionnaient des T-shirts éclaboussés de peinture pour sortir en boîte.
Cependant, il régnait un ennui général dû au sentiment que tout avait déjà été réalisé. Le monde paraissait vieux. Et le monde était vieux – voilà ce qui consternait plus que tout la plupart des gens. Nous avions pourtant besoin qu’il soit vieux ; cela facilitait notre quête d’authenticité, un concept ou une qualité dont beaucoup doutaient même de l’existence. Cela donna naissance au syndrome « dénonce le bluff », selon l’expression inventée par Bernadette pour signifier que tout le monde essayait de disqualifier tout le monde en le taxant de poseur.
« Oh, c’est un indécrottable plouc », entendait-on ; ou : « Ce n’est pas un artiste, juste quelqu’un qui a fréquenté une école d’art. »
Un autre sujet de discussion fréquent tournait autour de la question de « se vendre ». On ne savait jamais bien quand cela se produisait au juste – quand telle ou telle personne se vendait, ni ce qui était vendu, ni à qui. À en croire certains, ce virage pris était clairement un moyen de s’affranchir d’une pauvreté auto-infligée. Nombreux étaient ceux qui se trouvaient des deux côtés de la barrière, et ils avaient du mal à prendre position sans être embarrassés. Bernadette soutenait que tout cela relevait d’un énorme fiasco, qu’il valait mieux ne pas s’en mêler et profiter du spectacle de loin. Le capitalisme digérait ses ennemis et faisait de nous des pantins. Plus personne ne savait ce qui était bien ou mal. Avant qu’une chose n’arrive, on la désirait, et dès qu’elle était arrivée, on la haïssait, tout en continuant à l’aimer en secret. Personne, toutefois, ne l’aimait suffisamment pour l’avouer. On pouvait participer à toutes sortes d’événements, ou pas, selon qu’on admettait ou non sa propre ambition. Si l’on ne voulait pas la reconnaître, on était soit « trop pur », et donc risible, soit un menteur. Tirer à balles réelles sur la Vierge Marie ou assassiner son épouse relevait d’une simple échappatoire – plus de décisions à prendre, finie la comédie : une paillasse, trois repas quotidiens et plein de temps libre pour rédiger ses mémoires.
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