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Citation de hcdahlem


INCIPIT
Vous passez la soirée seule. Une fois de plus, est-on tenté de dire. Dehors, la noirceur a enveloppé la ville qui résiste du mieux qu’elle peut, flambant d’un murmure lumineux. Dans les appartements, les salons aspergés du halo ronronnant de la télévision consument les lueurs qui montent des phares des voitures. Certains sortent, s’amusent et boivent. Ils discutent ou bien dansent, jusqu’au petit matin pour les plus braves.
Vous êtes plutôt encline à rester calfeutrée dans votre appartement. Derrière ces vitres, auprès du petit écran rassurant, vous vous protégez des ténèbres. Elles n’ont pas été apprivoisées, tout juste mises à distance, et vous êtes incapable de les affronter. La nuit ne vous a jamais appartenu.
Quand l’âge dictait ses folies et que les autres profitaient, vous, Alice, restiez sagement couchée. La porte de votre chambre est restée entrouverte sur ce couloir éternellement allumé, année après année. Les veilleuses en forme d’animaux se sont succédé, et certaines filles commençaient de perdre leur virginité alors que vous, Alice, aviez encore besoin de cette minuscule source d’espoir dans le noir, ce faisceau de lampe qui vous protégeait de l’obscurité venue vous étreindre.
Sur la table basse, planche de verre et armature de métal, se reflètent les murs du salon, se mélangent papiers et objets, sans autre ordonnancement que celui du hasard. Un stylo publicitaire côtoie un dessin d’enfant, un paquet de cigarettes copine avec un livre de poche. Quelques mouchoirs endormis dans leur emballage flirtent avec un bonbon abandonné et une petite cuillère sale. Les clés d’une voiture qu’on devine être une berline confortable, un numéro de téléphone griffonné au dos d’une enveloppe, un paquet de cartes à jouer en fin de vie, une figurine de super-héros et trois télécommandes complètent l’ensemble hétéroclite. Le magazine de décoration intérieure ainsi que le cactus ont été placés ici par choix, de même que deux coquillages élimés, souvenirs de vacances à la plage. Naufrage moderne sur une mer parfaitement plane et transparente.
De cette scène figée transpire la vie d’une famille, la tienne, David. Au-delà de ce qui s’est échoué là au fil des semaines, ce meuble contient une partie de ton histoire. Cette table basse a connu les soirées étudiantes, les moments de déprime et les succès célébrés. Elle t’a connu seul et accompagné, a vu défiler les copines avant de voir naître et grandir tes deux enfants. Elle a résisté aux assauts de ta femme qui voulait la remplacer, à ta marmaille qui l’a malmenée. Sur le panneau en verre, des devoirs ont été révisés et des joints ont été roulés. Des décisions ont été prises et des lignes ont été tracées, des verres renversés, de la nourriture répandue.
Malgré les années, son plateau de verre ne s’est jamais fissuré, à tel point qu’elle t’apparaît aujourd’hui presque incassable. Tu te demandes même si un coup de marteau viendrait à bout de cet épais alliage industriel. La vitre céderait, c’est certain. Le métal finirait par se tordre de douleur, mais il faudrait compter sur une brave résistance. Voilà bientôt vingt années qu’elle tient le coup. C’est une battante, une table basse fière et forte, pas le genre à lâcher facilement. Ces Suédois et leurs foutus meubles ont vraiment réussi leur coup : c’est ce que tu te dis en te marrant.
D’un geste sur l’interrupteur, tu plonges l’appartement dans l’obscurité. N’y subsistent plus que des points lumineux, diodes rouges, vertes et bleues disséminées dans l’atmosphère.
Votre cuisine est équipée d’appareils efficaces et d’une vaisselle sympathique. S’y asseoir pour prendre le petit déjeuner est un plaisir quotidien, peut-être même qu’il est tentant de parler de bonheur, pour autant qu’on puisse y goûter au quatrième étage d’un immeuble engoncé dans la ville. Celui-ci survit avec peine dans cette forêt de briques et d’étages, au milieu d’autres blocs de béton, coincé entre des ensembles disparates aux lignes dures et à la silhouette massive. Votre intérieur vous protège, résiste à l’écrasement des murs, au zébrage de ces rues et de ces croisements, à l’étouffement des milliers d’appartements qui l’encerclent. Il faut bien vivre quelque part : votre chemin vous a conduit là, en plein cœur d’une métropole du monde moderne.
Si tant de touristes veulent venir y passer leurs vacances, c’est que l’endroit vaut le coup, assurément. Devant ces intarissables flots d’êtres humains qui vont et qui viennent, vous trouvez refuge dans ce chez-vous qui a nécessité tant d’heures de décoration, un endroit où vous vous sentez bien. C’est une fable à laquelle vous tenez, et vous entretenez cette belle histoire autant que possible. Puisque à l’extérieur tout est fou et inquiétant, autant rester chez soi et s’y déclarer heureuse, quand bien même ce bien-être factice n’est qu’une vue de l’esprit.
Vous qualifiez les teintes de votre salon de personnelles. Un simple coup d’œil à travers les fenêtres de vos voisins vous ferait comprendre que vos goûts sont avant tout ceux de votre époque, qu’un jour les murs taupe, les accessoires sobres, les fauteuils recouverts de housses interchangeables et lavables en machine, les tableaux abstraits aux tons vifs seront jugés avec la même cruauté que les décors des années passées, ceux qui subsistent çà et là dans les résidences secondaires.
Tiens donc, voilà que vous levez les yeux au ciel. Vraiment ? Vous riez à la vue des carreaux marron et violets, des moquettes trop épaisses, des tonalités d’autrefois et des affiches ringardes ? Vous vous moquez de ces temps où la décoration avait emprunté des chemins excentriques ? Un peu de patience, Alice. Un jour ou l’autre, vous considérerez aussi durement votre époque. Vous trouverez ces appartements défraîchis et ces intérieurs vieillis.
Quant à l’éclairage vous n’avez pas lésiné, accumulant les lampes pour donner à l’ensemble une intimité modulable et tamisée. Il est humain, et on vous le pardonne volontiers, d’assurer que cela tient d’une volonté et non de la nécessité. La vérité est que vous avez peur du noir, et que les temps qui courent ravivent vos terreurs nocturnes.
Ce qui lui plaît dans la nuit tient, entre autres, aux désirs sauvages que chacun peut exprimer. Feutré, son choix s’est porté sur une tenue simple mais séduisante : un ensemble en cuir ajusté et sans motifs, noir évidemment. Le contrepoint du maquillage redonne un peu de fraîcheur à son visage. Les lèvres ont été délicatement soulignées, une ligne de front tracée sur une bataille blanche et poudrée.
Homme ou femme, peu importe : les apparences ne font pas tout dans l’obscurité. Pour s’y fondre, l’attitude est primordiale. Quand viennent les ténèbres, les repères se brouillent et les limites se déplacent, amenant les corps à se mouvoir autrement et les âmes à se révéler. En outre, depuis quelques semaines des événements en apparence isolés se sont constitués en une effroyable réalité : il y a dans la ville quelqu’un ou quelque chose qui sème la terreur.
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