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Citation de Jugler


L’enfant dans les fosses

Voici comment cela s’est passé : à Topzawa ils ont dépouillé
les femmes de leurs boucles d’oreilles, de leurs anneaux, pris les bouteilles de
lait des bébés, nous ont dit que nous n’avions besoin de rien là où
nous allions, nous ont entassés dans des camions transformés en
ambulances, avec de petites fenêtres à l’arrière – les femmes et
les enfants, pas les hommes, pas les vieux. Alors a commencé le voyage
dans la longue route déserte, à travers les villages arabes.
Les gens sont venus sur le bord de route, en poussant des cris
de joie. J’ai vu un garçon, probablement de mon âge, qui passait sur
sa gorge le bout de ses doigts. Une femme enceinte
s’est évanouie dans le camion à cause de la chaleur, de la soif, du manque d’oxygène.
La plupart du temps nous étions sur une route principale puis nous avons
roulé à l’écart. Cela a dû prendre douze heures ou plus.
Alors les camions se sont arrêtés, les portes se sont grand ouvertes, ils
nous ont attrapés par les bras et nous ont jetés dehors. J’ai vu les fosses,
il y en avait beaucoup, elles sentaient le frais. Les bulldozers
étaient prêts. Ils nous ont alignés, les fosses derrière nous
et les soldats en face. Je ne peux pas me rappeler ce que chacun
a dit, il y avait des murmures, certains étaient hébétés, certains trop
fatigués pour protester. J’étais avec ma mère et trois
sœurs, ma tante et mes cousins, quelques centaines de villageois.
L’officier a ordonné : Feu ! Et les soldats ont tiré.
J’étais blessé mais pas gravement. Je me suis levé de nouveau, j’ai saisi
l’arme du soldat, je l’ai supplié de ne pas me tuer. Alors j’ai vu
qu’il pleurait. L’officier a de nouveau donné l’ordre de tirer,
et alors il l’a fait. A ce moment je me suis recroquevillé. Les soldats sont
partis et j’ai vu que ma mère et mes sœurs étaient mortes,
le sang jaillissait des poignets de ma tante. Une jeune fille était encore
vivante, pas blessée. Je lui ai dit de s’enfuir avec moi
mais elle n’a pas osé. J’ai rampé hors de la fosse, je me suis caché derrière
le monticule de terre et j’ai continué à ramper jusqu’à atteindre la dernière fosse
qui était encore vide. J’ai dû m’évanouir. Quand je
me suis réveillé tout était calme. Les soldats étaient partis, les fosses
étaient recouvertes de terre. Alors j’ai couru aussi vite que j’ai pu,
promettant à Dieu que si je survivais, je donnerais
cinq dinars aux pauvres. A l’aube j’ai rejoint le village
des Bédouins, où les chiens m’ont encerclé avec leurs aboiements.
Jusqu’à ce que quelqu’un vienne avec une torche, me protège, me parle en
arabe, m’accepte comme un des siens, mais c’est une
autre histoire, je te la raconterai une autre fois.

Choman Hardi, "L'enfant dans les fosses", dans Considérer les femmes, éditions Kontr, 2020.
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