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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
L’avion Ju 87 trône sur une étagère de la chambre. Derrière lui, vingt-quatre de ses congénères sont alignés au garde-à-vous. Religieusement époussetés chaque semaine, ils pointent leur nez vers la fenêtre. Leur propriétaire en est fier, ce sont des répliques presque parfaites. Leurs détails si authentiques, si savamment reconstitués donnent une certaine tenue à la chambre, rappellent l’Histoire, son grand H. Le Ju 87 est à la même échelle que les autres, mais incontestablement supérieur. Il n’est qu’à contempler ses deux canons BK 37 fixés en gondole sous ses ailes, dérivés du canon antiaérien Flak 18, de calibre identique. Avec cet équipement, la merveille est surnommée Kanonenvogel. L’oiseau-canon. Une splendeur. Blindage amélioré en 1943 avec pour objectif de dézinguer les chars russes directement sur les champs de bataille. L’oiseau pouvait enfourner dans son ventre quatre bombes de cinquante kilos. Il faut imaginer la prouesse que cela représente à l’époque. Il faut imaginer le plein de la guerre et ces oiseaux-là dans le ciel de 1943. La guerre aérienne est une tueuse de premier ordre. Par exemple, fin juillet, les Britanniques bombardent Hambourg et massacrent quarante-deux mille civils en quelques jours. On peut tenter une reconstitution mentale en visualisant des statuettes : une statuette pour un civil tué, une deuxième pour deux civils tués, une troisième pour trois civils tués, etc. On n’ira pas loin. Jusqu’à quelques dizaines tout au plus, puis on perdra la représentation. On reprendra l’exercice d’un bloc, en convoquant directement quelques centaines de statuettes. On ne les voit plus une à une, mais ça tient dans l’esprit, quelques centaines de statuettes. Il y a une forme qui ressemble à cela. On l’appelle une armée. Mais quarante-deux mille, jamais. Quarante-deux mille humains, c’est irreprésentable. Cette extraordinaire donnée de 1943 – les avions de guerre sachant tuer quarante-deux mille personnes en quelques jours – fascine. La fascination, qui signifie « irrésistible séduction », est un terme qui a de très beaux synonymes. Le plus intense est l’envoûtement. Il a des relents vaudou, de la poudre magique, on perd la tête, on rêve. On y revient ; on se documente, on collecte. On dispose sur une étagère l’objet de l’envoûtement, on chérit sa passion. Le B-17 américain côtoie le Lancaster de la Royal Air Force, ce Lancaster qui fut lui aussi à l’œuvre dans le ciel de Hambourg en 1943. Ils sont tous dépoussiérés chaque semaine avec des égards sacrés, mais le Kanonenvogel, lui, suscite un envoûtement particulier : c’est l’oiseau-canon du Führer. C’est son petit nom pour les habitués, parce que son nom entier est Junkers. Une sorte de nom de famille, partagé par de nombreux modèles perfectionnés au fil de la tuerie. De massacre en massacre, l’industrie – ô envoûtement intense ! – du fer et du feu innove et optimise ses bijoux. Elle a donné à ce Junkers-là Gustav comme prénom. Il faut le prononcer à l’allemande pour en goûter la douceur et le feulement. La tête de son hélice avant, affublée de ce prénom qui fait dans le lointain résonner des symphonies, deviendrait presque un nez. On trouve qu’il a une gueule quand même, ce Gustav, une bonne gueule. On le décale sur l’étagère. Gustav. On l’aime, celui-là. On peut le dire, c’est de l’amour.

À dix-huit ans, le collectionneur envoûté décide d’intégrer l’armée française. Il n’est pas gourmand : première classe sera déjà un honneur. Il remplit un formulaire. Il y est honnête, conscient que c’est dans un espace sacré qu’il souhaite pénétrer. Un espace où l’on entre nu et humble. Il ne cache pas qu’il est aveugle d’un œil depuis la naissance. Un œil suffit amplement pour vivre, conduire, aller au cinéma, nager dans la mer, manger des spaghettis, coller des maquettes très délicates et très réalistes. Il les a toutes, les maquettes, elles sont exactes et patiemment constituées, et avec ça consciencieusement disposées sur l’une de ses étagères, toutes : le Ju 87H, le Ju 87K, le Ju 87D-1/To – ce dernier était une version navale torpilleur, finalement abandonnée, mais il en possède la maquette et a modélisé ce possible non advenu, il le note en bas du formulaire qu’il les a toutes, dans le blanc où il est autorisé à parler de lui avec quelque liberté. Il n’a pas pensé à prendre des photos, c’est vrai, un incendie, un vol et tout ce travail minutieux partirait en fumée, ces après-midi de concentration, ce rêve qui a pris forme sous ses mains, oiseaux-canons, danse du feu, symphonie des bombardiers, au rapport soldat, sa joie, sa jouissance, il va prendre des photos, on ne sait jamais, et les punaisera à la caserne. Il a hâte. Le collectionneur aime la vie, pas la mort, qu’on ne s’y trompe pas, c’est justement sa vie qu’il vient d’inscrire dans les cases du formulaire, son désir et la projection de son devenir. Mais le collectionneur n’a qu’un œil, et pour entrer dans le corps sacré, il en faut deux. C’est ainsi. C’est le réel. Parfois le réel affiche quarante-deux mille civils et nous laisse le soin de nous représenter à loisir les tombes, les champs – combien d’hectares de champs faut-il pour ensevelir ce chiffre, et combien de milliers de litres de larmes, combien de lacs, de zéros au nombre des douleurs ? Parfois le réel affiche quarante-deux mille et parfois il affiche deux, comme deux yeux. Mais bravo pour les Junkers, clin d’œil, on se comprend, j’ai les mêmes à la maison, en revanche pour l’enrôlement, c’est non, au revoir loufiat, il te reste les vaisseaux imaginaires, le cinéma, le ressentiment. Le corps sacré rejette le collectionneur, qui n’est pas une machine parfaite. Les honneurs ne seront pas pour lui, l’uniforme non plus, le clairon ne sonnera pas dans sa cour, le lit au carré, tintin, et le fusil d’assaut, c’est mort.

Le collectionneur a restreint sa jeune vie aux quelques mètres qui séparent son étagère-aux-avions de son bureau. L’espace des obsessions est aussi celui qui abrite les possibles. Il dessine. Et de dessin en dessin, de maquette en maquette, une idée lui vient. Il s’intéresse aux ratés, aux déchets. À celui en particulier qui s’appelle l’Inflatoplane. Un avion expérimental et gonflable, américain, des années 1950, sorte de bouée des airs, amusante en temps de paix, mais parfaitement inutile en temps de guerre, puisqu’une simple flèche suffit à le dégonfler en plein vol. Le collectionneur, touché par les machines qui, pour cause de déficience technique, sont disqualifiées par l’armée, jette donc son dévolu sur l’Inflatoplane : cet avion n’est pas une simple et ridicule tentative datée, c’est la voie de son salut. Il se met en tête de réparer au moins une injustice en ce monde. Et décide de perfectionner l’Inflatoplane, d’en déposer le brevet, d’être courtisé par les industries d’armement, de devenir puissant, de venger son œil aveugle, d’être enfin un homme. Et puisqu’il n’aura, sa vie durant, participé à aucun combat, vibré d’aucune adrénaline mercenaire, au moins aura-t-il survolé, grâce à son invention, les plus belles boucheries du monde. Il dessine donc une manière de coque articulée, façon armure du Moyen Âge, repliée sur elle-même tel un éventail fermé, mais qui se déploie sous la pression de l’air jusqu’à former une coque rigide, sorte de suppositoire, qui se cadenasse autour du cockpit gonflable. Les flèches peuvent pleuvoir, l’Inflatoplane est désormais increvable. Il ajoute à cet incroyable tacot deux ailerons déclipsables d’un simple geste d’urgence. Si bien qu’en cas d’amerrissage forcé, les ailerons décrochent l’armure qui s’éjecte au loin, et alors l’Inflatoplane flotte, majestueux cygne noir au bec de feu, comme une bouée sur la mer. Le collectionneur dépose son brevet rapidement, craignant du fond de sa chambre qu’un œil intéressé, russe possiblement, n’observe avec appétit sa petite cuisine. Il s’acquitte du prix qu’il faut pour protéger son œuvre et attend que son invention soit convoitée par le monde entier. Le temps file. Aucune proposition ne lui parvient. Il passe alors à la phase maquette. Les plans ne suffisent pas, ces gens ne savent pas imaginer, il leur faut une modélisation de la machine, une preuve par l’objet miniature. Cette étape est moins évidente qu’il n’y paraît. Il bricole un engin qui ressemble à un mauvais jouet et trépigne au cours de pathétiques soirées qui ne mènent à rien de probant. C’est un prototype qu’il lui faut, construit par des professionnels dans un lieu professionnel. Or le collectionneur est verni. Comme les familles sont bien faites et qu’elles obéissent souvent aux mêmes obsessions, il a ce qu’il lui faut sous la main : un frère aîné, Gilles.
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