AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de AnnadeSandre


Hier, aux alentours de midi, après une discussion animée avec Ernosto, le majoral, à propos du lot de navillos qu'il doit accompagner à Saint-Sever, en France, lorsque je suis entré dans la cuisine, Maria a marmonné entre ses dents que ce n'était pas le moment, qu'elle avait autre chose à faire que de se laisser distraire par ce tueur qui venait manger quand bon lui semblait sans s'occuper des plats qu'elle lui fait et qui sont absolument équilibrés, selon les conseils de Don Severo, le bon docteur.

Maria râle tout le temps, c'est même la raison pour laquelle je l'ai gardée, lorsqu'elle s'est mise à me faire une nourriture si médiocre, sans condiments, sans goût, sans gras « la nourriture qu'il vous faut, sinon vous deviendrez ridicule avec ces bas roses et ces costumes trop serrés ! » J'aurais dû m'en débarrasser, mais son extraordinaire faculté à ronchonner du soir au matin – j'imagine que rien ne l'arrête, même pas le sommeil –, me repose tellement que c'en est un pur bonheur. Aussi, je ne manque jamais de venir me détendre, souvent plusieurs fois par jour, dans sa cuisine où elle a fait baisser le plafond au prétexte qu'ainsi les fumets restent, ne s'envolent pas de ses préparations. La graisse aussi colle mieux au plâtre, elle dit « ça culotte la cuisine, tout a meilleur goût comme ça. »

« Tous ses raisonnements pourraient donner lieu à des réflexions infinies, dit Paquito, mais son sérieux – en quelque sorte elle est inconsolable de n'être que la cuisinière du Maestro – laisse tous ses mots en suspens, c'est pour ça que tu aimes son bavardage, son ton ronchon, sa manducation éternelle. » Mais ce qui me plaît le plus chez Maria, c'est qu'à défaut de me mijoter des repas faramineux, elle prépare un festin pour mon âme.

Les veilles de corridas, lorsque je suis chez moi, je renvoie tout le monde, je dîne seul, le bois seul, j'écoute de la musique tard dans la nuit ; je suis devenu fou récemment des Années de pèlerinage – surtout la « Troisième année » –, qui me donnent le sentiment que chaque note transporte mon destin. « C'en est presque indécent de croire de telles conneries » s'indigne Paquito. Que peut-il comprendre, que peut-il savoir de ce qui me guette dans ma propre mémoire, dans mon propre vertige, de ce qui m'accompagne comme le meilleur ami qui soit ? Au fond, Paquito est jaloux de ce qui m'entraîne hors de son influence chaleureuse.

Lorsqu'enfin je vais me coucher, la nuit est déjà bien entamée. Je bois un grand verre d'eau gazeuse – tant pis si ça ballonne –, je me glisse dans les draps un peu raides – ils sont dans la famille depuis plusieurs générations – qui sentent le jasmin – toutes les armoires de l'hacienda sentent le jasmin depuis que j'ai eu cette relation avec Xue, la jolie pékinoise –, j'attrape le livre du moment – pour l'heure « Ese Cadaver » de Rafael Torres – et au bout de deux pages, grand maximum, je m'endors la lumière allumée et personne n'est là pour l'éteindre, la maison est silencieuse, abandonnée à ma solitude. Je m'habitue en quelque sorte à celle qui demain sera la mienne devant cette bête de cauchemar au milieu du rond infernal.

Bien sûr, ces solitudes ne pèsent pas de la même façon sur mon âme endolorie, sur les cicatrices qui déforment mon corps un peu trop blanc – on n'a guère l'occasion de bronzer quand on est matador. Au matin, Paquito m'appelle avec son maudit téléphone portable. « Il faut te lever, dit-il, Maria a préparé le petit déjeuner. » La vie est un soucis d'écoulement du temps. Aucun de nous n'en a la même notion. Le seul qui vaille est celui, imparti, que je passe avec les taureaux.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}