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Citation de 05Cactus


Tu es une vieille femme arabe. Il y a très longtemps, quand tu eus les seins lourds et du sang dans tes jupes, on te dit que tu avais treize ans. Ta mère t'avait emmenée voir un homme. Il y avait beaucoup de monde, c'était comme un marché, mais on ne vendait pas de bétail. Les enfants se pressaient aux mères, et les mères se pressaient à la foule, essayant de passer, interjectant d'autres femmes, extrayant le plus petit des mômes qui étouffait sous deux paires de poitrines énormes, le soulevant par un bras qu'elles tiraient vers le haut, et les petits visages suintant de morve happaient la chaleur sans air avant de replonger dans le magma de chair, la puanteur et la crasse.

Les femmes criaient des insultes, distribuant des taloches à celui des enfants qui avait perdu deux ou trois mètres ou qui tirait trop fort sur la partie de sa chair à laquelle il avait ancré ses doigts pour ne pas être emporté. Les enfants ne se parlaient pas entre eux, se retournant brusquement pour griffer au visage celui qui agrippait leur tignasse, arrimés à la mère par un bras qu'ils ne voyaient même plus.

Le soleil haut, les cris ne montaient pas, écrasés à la surface, englués à la poussière.

Les plus jeunes ahanaient un son monocorde, pleurnichement sans fin, syllabes répétées sans fatigue, on demandait à boire ou un morceau de kesra, ou le bout de plastique confisqué qu'on mordillait dans une bave boueuse.

L'homme qu'on venait voir était grand, vieux et sec. Une djellaba sombre en belle étoffe sans trous, une barbe, grise et blanche, qui lui descendait jusqu'au milieu de la poitrine.
On voyait qu'il savait beaucoup de choses parce qu'il se tenait droit, que ses gestes étaient calmes, partant largement sur le côté et finissant vers le ciel, la main ouverte ou le doigt pointé.

Quand tu as pu arriver près de lui, tu as vu pourquoi il était si haut que tu voyais même ses bras. Il était debout sur une espèce d'estrade, une planche posée sur quatre tonneaux.
Deux hommes à ses côtés t'ont tirée par les bras, hissée sur la planche, fait pivoter sur toi-même et demandé à ta mère si tu avais déjà saigné. L'un d'eux a soulevé ta jupe brutalement, il fallait que ça aille vite, et palpé ton sein pour montrer à l'homme en djellaba que tu les avais gros. Celui-ci dodelina d'avant en arrière, comme s'il priait, et dit que tu avais treize ans.
Alors, on te poussa en bas pour attraper ton frère, et un voisin, qu'on avait emmené parce qu'il savait écrire, griffonna sur un papier ton prénom et ton âge.

En rentrant, ta mère entraîna le voisin au mur blanc de la maison, et lui fit inscrire des bâtons pour chacun d'entre vous, dans l'ordre des naissances. Treize pour toi.
Plus tard, chaque fois que la saison du chergui revenait, ce vent chaud et humide qui ralentissait encore la démarche de la mère, ton père vous réunissait et gravait un bâton de plus dans le mur, pour chacun d'entre vous.

Quand il est devenu vraiment trop vieux, ou qu'il n'en eut plus envie, on ne nota plus rien sur le mur. Ton frère est retourné voir l'homme qui savait l'âge, parce qu'il en a eu besoin pour travailler avec les européens.

Mais vous, les filles, vous n'avez plus eu besoin de savoir votre âge.

Tout de même, tu aimais bien savoir ton âge, comme ton frère.
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