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Citation de mimo26


Pendant ce temps, à Paris, deux hommes attablés de part et d’autre d’un magnifique bureau d’acajou, devisent à propos du téléphone, cet appareil magique désormais disponible dans la capitale et qui facilite tellement leur travail. Le service a d’ailleurs été étendu à d’autres villes, dont Lyon, Rouen, Marseille et même Bruxelles ! Les hommes cherchent à éviter le sujet de la grossesse plus que gênante de celle qui est la fille de l’un et la belle-sœur de l’autre, et qui constitue pourtant le motif de leur rencontre. Dans leurs rêves les plus fous, l’enfant ne parviendrait jamais à son terme ou, mieux, il n’aurait jamais existé. Au milieu de cette pièce, qui pourrait loger facilement une quinzaine de familles pauvres comme on en croise tant dans la ville ces derniers temps, Maurice Achard et Jean-Jacques Martin, son beau-père, bavardent de tout autre chose pour tromper la réelle raison de leur réunion, cet enfant à naître, pour lequel il faudra bien prendre des dispositions.

Ils discutent longuement de la chute du prix des denrées alimentaires aussi inexplicable qu’imprévisible, de ces tissus qui se vendent au rabais, non sans aborder ensuite la qualité de plusieurs caisses d’un cru exceptionnel qui s’est avérée décevante. Ils maudissent les socialistes, s’attardent enfin sur la chaleur des derniers jours et du temps qu’il fera cet été pour les vacances. À l’évocation de la mer, un malaise interrompt la conversation. Dans l’esprit des deux banquiers, un visage se dessine avec une netteté que ni l’un ni l’autre ne veut admettre. Exilée en Provence, Jeanne implore la faveur de garder son enfant. Pourtant, cela rendrait la vie impossible à Maurice, et il l’a maintes fois répété. Jean-Jacques Martin propose une solution :

– Je crois que le mieux, ce serait encore d’envoyer le nouveau-né en Italie. Car les Italiennes sont de bonnes nourrices et ne sont pas voraces sur leurs gages.

Pour toute réponse, Maurice Achard se racle la gorge ; concentré sur cette gêne qui le force à avaler sa salive, il n’ajoute rien, ce qui constitue une sorte d’acquiescement. Jean-Jacques respire mieux et pousse un soupir de contentement. L’atmosphère dans la pièce devient soudain plus légère : voilà un problème bien résolu ! L’Italie, c’est un joli pays ! Les gens qui en viennent sont à jamais empreints d’une énergie joyeuse. Et puis, cela donnera une belle occasion de fournir à une personne en grand besoin de quoi gagner son pain aisément ! Car ces nourrices, on le sait, sont faites pour allaiter, élever, chérir les enfants. Les Italiennes, encore plus que les autres, ont cette vocation et ne manquent jamais de lait. Ainsi, la décision s’apparente à une bonne action !

Un fiacre passe dans la rue, juste sous la fenêtre. Jean-Jacques se lève aussitôt pour se consacrer à son incontrôlable manie, celle de parier sur la couleur du cheval. Un jour de chance s’annonce, la bête est blanche… Maurice Achard, fatigué et soulagé d’en avoir terminé avec cette rencontre mille fois reportée, ferme les yeux et pense au jour où toute cette histoire ne constituera plus qu’un mauvais souvenir. Il déteste éprouver cette tension physique, l’ombre de cette culpabilité, comme une brûlure qui remonte à sa gorge. Il déglutit de nouveau, espérant vainement éteindre le feu du remords qui noircit sa vie depuis qu’il s’est épris de la sœur de son épouse légitime. Mentalement, il demande pardon pour ce faux pas qui met beaucoup de gens dans l’embarras. Heureusement, sa femme ignore tout de « l’accident ».

À quatre cents kilomètres de là, Marianne Achard, assise à son secrétaire, déplie une feuille de papier blanc et odorant, dans un geste qui la réconforte : écrire à ceux qu’elle aime lui procure en effet une satisfaction profonde. S’échappant de la feuille parfumée au lilas, un effluve de printemps se répand quelques instants autour de l’encrier. La brume des petits matins de Londres ne s’est pas encore dissipée même si midi approche. Marianne s’installe confortablement, prend le temps de se remémorer le visage de son époux, qui lui manque. Elle se demande pourquoi elle habite cette ville de brouillard et de bruine, alors que son mari passe de plus en plus de temps en France. Combien de fois a-t-elle posé la question à son conjoint sans obtenir de réponse cohérente ? Ne pourrait-elle pas, à tout le moins, accompagner Maurice quand il voyage à Paris pour affaires ? Cela lui donnerait l’occasion de rendre visite à sa famille, à son père, Jean-Jacques Martin, à sa mère, Élise, et surtout à Jeanne, sa sœur chérie, de seize ans sa cadette, presque sa fille, qu’elle n’a pas vue depuis bien trop longtemps, près d’une année. Quels motifs expliquent les refus de Maurice et son entêtement à la maintenir ici, dans cet appartement immense, aux sols de marbre toujours glacés, dont les fenêtres donnent sur un ciel trop souvent nuageux ? Perdue dans ses questionnements, elle caresse du bout des doigts les plumes colorées et tente de dominer le sentiment de frustration qui l’étreint. Marianne Achard doit se l’avouer : aucun palace, fût-il le plus somptueux, ne lui fera oublier celle qu’elle a pour ainsi dire élevée, et le terrible manque que son absence lui cause. Le vide de son existence lui semble d’autant plus grand qu’elle doit faire face, mois après mois, année après année, à son incapacité à mettre une descendance au monde. Marianne a l’impression de tourner en rond dans une cage, à tel point qu’elle crie parfois pour éloigner la folie de se sentir toujours si seule. Les larmes lui picotent les yeux, mais elle se ressaisit, se redresse, inspire longuement. Comment ose-t-elle se plaindre ? Elle qui vit dans un luxe presque écœurant, bien à l’abri du besoin, au milieu de soieries brodées d’or, de piqués aux motifs les plus complexes et de dentelles importées. Elle qui se nourrit des aliments les plus coûteux et les plus rares, qui a accès au meilleur, à ce qui est hors de prix, et qui parfois s’en lasse.

Marianne s’assied bien droite sur la chaise, saisit une plume bleue, sa couleur favorite, pose le poignet sur le coin de la feuille et se met à écrire : Mon irremplaçable et tendre sœur…

Après quelques mots, la jeune femme s’interrompt d’écrire. Incertaine, elle se demande s’il est judicieux d’aborder avec sa benjamine un sujet aussi douloureux mais obsédant que celui de ses grossesses difficiles. De tant d’années sa cadette, Jeanne ignore probablement tout des soucis qui préoccupent sa sœur aînée. Ne risque-t-elle pas, en lui parlant d’une situation aussi délicate, de bouleverser sa sœur en l’éveillant à des réalités qui l’effrayeront, ou pire, la dégoûteront du mariage et des hommes ? Toutefois, Marianne ne peut, sur la question, s’ouvrir à personne d’autre, pas même à son mari, de peur de le décevoir une fois de trop. Je rentre tout juste d’une visite chez le médecin, vous savez, le Dr Borden que je vous ai tant vanté. Il m’a annoncé une nouvelle à laquelle je ne crois pas encore, mais qui me transporte d’une joie si grande qu’il me faut la partager. Je tremble fort à la simple idée de vous l’écrire et de l’officialiser sur un bout de papier… Tandis qu’elle aligne les mots et sent grandir son bonheur, elle perçoit, au loin, la voix d’un chanteur qui fait ses vocalises ; ce sont les premières notes d’une répétition pour le spectacle qui aura lieu au Royal Albert Hall, tout à côté de chez elle. Le chant des hommes est certainement, d’entre tous les arts, celui qui lui apporte le réconfort le plus intense et qui lui donne la force de voir le côté positif des choses. Le Dr Borden m’a appris que, cette fois, la grossesse a passé le cap fatidique, celui qu’habituellement je ne franchis pas. En d’autres mots, ma chère sœur et amie, si tout se déroule normalement, je devrais enfin devenir mère d’ici quelques mois. Je n’ose encore y croire et vous demande de ne dévoiler à personne cette nouvelle pourtant si réjouissante. Ni à notre mère ni à notre père, et surtout pas à Maurice si, par hasard, vous le croisiez à Paris. Laissez-moi le privilège de me charger moi-même de lui faire cette annonce qui lui procurera certainement le plus grand des plaisirs ! Car existe-t-il sur la terre fonction plus essentielle que celle de devenir parent ? Dire mon exaltation d’y accéder enfin m’est impossible, après tant de tentatives déçues, tant d’années à entretenir l’espoir, à craindre que la vieillesse ne me ravisse à jamais mon rêve, voilà que mes prières seront exaucées, si tout se poursuit comme cela adébuté.

Marianne relève la tête. Les vocalises se sont tues pour céder la place aux éclats de voix des instrumentistes venus s’installer. Marianne regarde autour d’elle, presque étonnée de ne pas trouver Jeanne penchée au-dessus de son épaule, lisant sa lettre et se réjouissant avec elle de cette annonce tant espérée. Dans un geste brusque et sec, elle attrape la feuille noircie de toutes ces paroles d’allégresse, la chiffonne en boule et la lance au panier. Son intermède est terminé : seule et revenue dans la réalité, elle entame une nouvelle missive, sur un ton beaucoup plus posé cette fois et conforme aux propos que doit tenir une aînée de bonne famille à sa sœur de seize ans sa cadette. Ma sœur chérie, que je n’ai pas vue depuis beaucoup trop longtemps… l’écriture, mécanique, se poursuit sur le papier, effaçant la Marianne joyeuse.
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