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Citation de Partemps


Editions Littérature Chinoise
Nguyễn Việt Hà
La bière d'une époque et autres essais

La bière d’une époque
Naguère, pour sublimer une passion, l’alcool de riz était l’unique breuvage des hommes respectables au Viêt Nam. Jamais ni nulle part dans le Dai Viêt des Ly, Trân, Lê et Nguyên, les gentilshommes aisés, lorsqu’ils prenaient de l’embonpoint, s’en allaient seoir dans une auberge pour y savourer une bière . L’alcool relève de l’élément Bois dont l’Orient est la terre d’élection alors que l’élément Métal prend sa source dans le ciel de l’Occident. Dans l’histoire de l’expansion occidentale, les Français, lorsqu’ils pénétrèrent au Viêt Nam, avaient naturellement dans leurs hétéroclites bagages « civilisateurs » où l’or côtoyait le plomb, un tonneau de bière pression.

Jusqu’aux années 60 du XXe siècle, nombre de représentants du sexe fort à Hanoi, lorsqu’ils buvaient de la bière avec scrupule, ne pouvaient s’empêcher de la couper avec du sirop, car, en véritables experts, ils estimaient que ce breuvage n’était qu’un moyen de se désaltérer. Par la suite, en vertu d’une tendance irrépressible, la terre est peu à peu devenue plate (pour reprendre l’expression crue du journaliste américain Thomas Friedman). La manière de manger et de boire des hommes vietnamiens est alors devenue vulgaire en un temps bref et a graduellement perdu de sa spécificité locale. La bière est montée avec fracas sur le podium même si elle n’occupe encore que la seconde marche. Lorsqu’elles voient un homme au visage empourpré, titubant et vacillant, les femmes en une phrase suintant la morale, lâchent tout à trac « C’est sans conteste un buveur de bière et d’alcool ». Las ! L’humanité serait-elle parvenue à la phase de dégénérescence et d’extinction de la loi du Bouddha qui verrait la bière placée au même niveau que l’alcool ?

Bien sûr, si l’on examine avec calme et objectivité la situation, la bière présente bien des avantages. Son caractère, certes superficiel, est doux, peu prononcé et frais. Il n’est pas de meilleure boisson pour se détendre et se désintoxiquer lors d’une pause dans un colloque de critique littéraire et pour se désaltérer après une dispute avec sa maîtresse. Si, à contrecœur, il faut comparer les deux, alors la bière est à la fois naturelle et spontanée à l’instar de Thuy Vân : « Visage rond comme la pleine lune, sourcils comme vers à soie déployés (Kiêu 20) » alors que l’alcool est souffrance et misère à l’image de Thuy Kiêu : « Elle tressaillait en elle-même, pour elle-même déchirée de pitié (Kiêu 1234) ». C’est sans doute ainsi. Nul n’a jamais vu quelqu’un d’aussi triste qu’un homme assis buvant seul une bière avec avidité.

D’un point de vue physionomique, la bière est plus facile à deviner que l’alcool. Elle est en général bue dans de grands verres, et le contact entre la bière et la bouche du consommateur est le plus délicat à négocier. D’après la Physionognomie de l’homme habillé de lin , la bouche est appelée « mandarin chargé des recettes et relève de l’élément Eau. Elle est la porte d’entrée du cœur et le poste frontière du vrai et du faux. Si par la bouche se produit un malaise, alors le cœur s’arrête, la bouche restera ouverte pendant trois jours ce qui provoquera fatalement la mort ». L’on en déduira que si par la bouche coule la bière alors le cœur fonctionne, si par la bouche on avale un grand verre en l’espace de trois minutes, les forces redoublent et la parole devient vive et leste.

À l’époque où l’économie était subventionnée, prendre pour femme une commerçante en riz ou autres produits alimentaires était le choix le plus estimable, mais épouser une marchande de bière était l’option la plus honorable. La brasserie rassemblait les hommes éminents, les poissons s’y disputaient l’appât, la foule la boisson. L’affluence était incessante, même celle d’un live show des Fleur Bleue, Rose Pourpre ou Beauté Ensorcelée aujourd’hui n’aurait pu l’égaler. Commander une bière sans avoir à faire la queue est déjà inhabituel, mais se faire servir une bière sans l’accompagner est aberrant. Dans l’ensemble de la brasserie, il n’est pas une table qui n’ait entre quelques verres de bières épars une sombre marée de nouilles sautées au bœuf (chaque verre est doublé d’un plat). Et c’est déjà une chance. Certains jours, le riz au gras, le bouilli aux tripes, ou le steak de buffle ont disparu dès le matin.

Les fêtards professionnels de Hanoi sont trois ou quatre jeunes aux cheveux longs, le visage allongé soufflant avec ostentation la fumée sur une table légèrement humide, couverte d’une dizaine de verres de bière pression flanqués d’une arrogante assiette de cacahuètes drapée dans sa solitude. Dieu soit loué, cette table laisse transparaître une atmosphère tout à la fois orgueilleuse et effrayante. Les richards corrompus et illettrés d’aujourd’hui, attablés devant leur homard ou leur tortue dans un hôtel cinq étoiles, ne pourront jamais les égaler.

Le premier amour de l’auteur de ce texte était une jeune serveuse. Silencieuse, l’échoppe sommaire et sordide se rêvait brasserie. J’étais semblable à ces hommes purs dont le premier amour s’exprime en vers. Le temps ne les a pas effacés de ma mémoire.

Petite vendeuse de bière, Petite vendeuse de bière,
Ton image voile mes yeux de larmes
Ma flamme est comparable à la bière que tu sers
Je ne vois que l’écume, je ne vois plus la bière
Tu avais la main un tantinet fraudeuse quand tu servais. Qu’es-tu donc devenue ?
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