Étienne Rigal Restons groupés
Mon besoin de fidélité à ceux que j’aime était déjà présent, manifeste, comme la
reconnaissance de ce qu’il serait toujours pour moi. Être attaché, c’est souvent ce qui nous rend attachant.
Je lui ai bien sûr raconté beaucoup, mon amour du droit, mon envie d’être juge, que j’aimais Aurélie, pourquoi je boitais.
Mais surtout il m’a parlé un peu de lui. Et le plus extraordinaire, c’est que dix
ans plus tard, il m’a alors une nouvelle fois vmontré un chemin, qu’il avait pris et dont je me disais que j’aimerais le suivre. Il restait
le guide, le modèle qu’il avait toujours été,que j’aime tant, et qu’il demeure pour moi.
Pendant qu’il parlait, je me sentais de nouveau comme un enfant qui écoute, comme un chat gourmand dont les petits coups de patte successifs essaient d’attraper tout ce qu’il peut, pour se nourrir. Il avait devant lui un grand cahier aux pages blanches sans lignes, couvertes d’une écriture serrée, aux caractères minuscules.
« Tu vois, j’ai travaillé, il y a encore un an, sur un livre scientifique, un bilan de
mon travail. Il m’a fallu être rigoureux, précis ; ça m’a fatigué. Alors depuis j’écris un roman, et tu vois, je viens de le finir juste
avant ton arrivée. »
Je me demande vd’ailleurs si on peut réussir dans l’écriture
d’imagination quand, comme lui, on est vvaussi présent dans le réel de la rencontre, dans la présence à l’autre. Et puis, il ne pouvait quand même pas tout réussir, il faut une justice ! Mais nous avons longuement parlé de sa démarche, écrire, faire un livre
pour répondre à la fatigue de soi, par besoin de se retrouver. J’ai voulu garder ce témoignage, et sans doute que ces lignes sont
l’écho de sa recherche, répondent à ce que j’ai pris alors pour un précieux conseil.
Dans le regard que nous leur portons, bcertaines professions, et bien évidemment la mienne, nous semblent très éloignées de
l’enfance, du petit garçon qui a pourtant existé, et qui sans doute est toujours présent, bien vivant.
J’ai plaisir à commencer ce récit, cette vie d’un juge, en me souvenant que j’ai été petit et aimé, et dans mes instants perdus, j’en ai eu besoin. Au moment de raconter des bribes de ma vie, je me sens bien, et en
sécurité, dans ce souvenir de l’homme qui m’a accueilli enfant.
J’ignore comment j’ai pu établir la
communication avec cet homme qui impressionnait l’enfant que j’étais. Mais de neuf à treize ans, j’ai pris tous les mercredis matin le bus et le métro de Sceaux à Paris pour aller chez lui. En sortant, j’avais le droit de m’acheter un gâteau au« Vicomté »,la boulangerie qui fait toujours face à son
immeuble. Je me sentais bien dans ce rituel,même pas étonné d’être le seul de ma fratrie à voir ainsi un thérapeute.
J’aimerais toujours me rappeler qu’on ne va pas plus rapidement dans la précipitation, l’agitation. Malheureusement, j’en suis loin, et notre époque qui privilégie partout la vitesse ne m’aide pas. La phrase à écrire était toujours la même : « Je respire le doux parfum des fleurs. » Je la garderai en mémoire. En plein Paris, sur un boulevard extérieur, elle peut sembler dérisoire. Je trouve pourtant qu’elle allait bien avec le
sourire de cet homme.
Je ne dirais pas de cette institutrice qu’elle est à l’origine de ma scolarité très médiocre jusqu’à la fin du lycée. Ma paresse et mon ennui sont des explications beaucoup plus sérieuses. Je sais que cet effort
d’un mois, j’aurais été incapable de le maintenir. Mais c’est un de mes deux seuls vsouvenirs d’école primaire, et la seule maîtresse dont je n’ai pas oublié le nom. Disons qu’elle n’a pas aidé à ce que je quitte mon
désintérêt scolaire.
Certains mots marquent les enfants
que nous avons été, et nous restent. J’étais alors à l’école en classe de 9e (on
dit aujourd’hui CE2, j’aime moins). J’y étais
perçu comme un enfant turbulent selon le
langage de l’époque. Mais quand je pense à
ce garçon que j’étais, je dirais surtout qu’il
était ailleurs, rêveur, sans doute encore un
peu inadapté. Ce dont je me souviens bien,
ce dont je suis sûr, c’est que j’étais mauvais
élève.
Une cathédrale brûle en quelques heures, il faudra des
années pour la reconstruire. Il m’avait fallu des semaines d’attention, d’efforts, pour vouloir réussir et pour y parvenir ; et un
petit instant de cette enseignante, quelques mots, qui sans doute lui auront échappé,
ont suffi à tout effacer, jusqu’à la joie de mes parents, leurs félicitations, que j’imagine, mais dont je n’ai aujourd’hui aucun
souvenir.
Je devais avoir dix ou onze ans, et ma mère en a eu manifestement assez de laver vmes draps plusieurs fois par semaine. Un
jour de colère, elle me dit qu’il fallait que ça cesse, ajoutant ces mots : « Comment crois-tu que tu vas faire pour rencontrer une femme ? Tu penses qu’elle acceptera de dormir dans des draps mouillés de pisse ? »
À vingt-cinq ans, j’ai intégré l’École
de la magistrature, et après avoir longtemps hésité, je l’ai appelé. Disons-le, j’étais fier ; j’avais quelque chose à lui montrer. Il
avait donné sa confiance à un enfant plein de troubles, incontrôlé. Avec mes parents,
il m’avait transmis cette force d’arriver où j’avais voulu aller.