AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Dorian_Brumerive


– Voyons, viens-tu à Asnières ?
Ainsi mis au pied du mur, le Parisien crut s’en tirer par l’aveu suivant :
– C’est que, vois-tu, je n’aime pas la campagne. Je trouve qu’elle manque trop de distractions.
– Pas à Asnières, je te l’affirme.
– Oui, je sais, on a la pêche, le bain froid, le bal champêtre, mais tout cela ne remplit pas assez le temps.
– Ah, ça, malheureux ! Tu oublies donc la spécialité d’Asnières, son "great attraction" !! En un mot, la distraction, toute particulière à cette localité chérie des canotiers, qui fait qu’on ne s’y ennuie jamais… On y a droit à deux noyés par jour… Quelquefois, les dimanches de grande fête, par exemple, on en pige quatre ou cinq, mais c’est de l’extra… Tant mieux ! Profitez-en, mais n’en faites pas une exigence… Tandis que vos deux noyés quotidiens, on vous les doit, ils sont comptés dans le prix des locations ou des terrains à bâtir… On les cote comme distractions… Ils remplacent la musique militaire.
– Qu’avons-nous comme noyés aujourd’hui ? se demandent deux Asniérois qui se rencontrent.
La question leur part d’instinct, tout naturellement, comme ailleurs on dirait : « Tout le monde va bien chez vous ? ».
– Les canotiers n’abondent pas ce matin, aussi n’a-t-on repêché qu’un petit jeune homme, répond l’autre Asniérois, qui a déjà été faire son tour de berge.
– Diable ! Un seulement hier ! Cela ne fait pas notre compte.
– Oui, mais nous redevons un noyé du 16 courant, où nous en avons eu trois.
– Ta ta ta, voyez vous, moi je n’aime pas les comptes… On finit toujours par être fourré dedans… Je ne demande que mon dû, mais il me le faut… Ce n’est pas quand on nous augmente les contributions que nous devons nous laisser frustrer de notre droit.
– En déduisant celui du 16, je crois que nous sommes au pair.
– Taisez-vous donc avec votre « au pair ». Est-ce que l’an dernier nous y étions au pair ? Rappelez-vous !
– Le fait est qu’on n’a jamais vu aussi peu de canotiers pochards que l’an dernier. C’était à croire qu’ils allaient exprès faire leur imprudence en haute Seine… Mais, pour être juste, nous devons avouer que 1880 s’est soldé par un boni.
– Un boni ! Où avez-vous vu un boni en 1880 ? Ne vous souvient-il pas que nous n’avons rien eu les 14 et 26 juillet ! (Avec colère.) Justement des jours où j’avais du monde !!!
Car à Asnières, ces deux noyés remplacent les ruines du vieux château, la forêt ou le point de vue qu’on montre partout ailleurs aux amis venus de Paris.
À Asnières, après déjeuner, l’habitant dit à ses visiteurs :
– Allons faire un tour sur la berge.
Et on gagne le bord de l’eau où se tiennent les bateliers qui, la gaffe de sauvetage en main, semblent s’impatienter.
– Eh ! Père Jean, où est le noyé du matin ? crie-t-on à l’un d’eux.
– Nous l’attendons, monsieur, il est un peu en retard aujourd’hui.
– Avez-vous des espérances ?
– Tout un canot de gens, ivres comme des Polonais, qui vient de partir à la voile… Le vent est à la méchanceté; il ne tardera pas à les renverser dans la limonade.
– Parfait !
– Et puis, là-bas, à la pointe, il y a trois baigneurs qui viennent de se mettre à l’eau et qui ont l’air de savoir un peu moins nager que des andouilles.
– Bonne affaire !
Alors on se couche sur le gazon de la rive pour prendre patience. Vingt minutes, vingt-cinq tout au plus, s’écoulent et subitement, une animation se manifeste chez les mariniers qui sautent dans leurs embarcations. Tout le long de la berge, les maisons ouvrent leurs fenêtres où apparaissent des curieux. Des restaurants du rivage sortent en masse des consommateurs, la serviette au cou, qui ont quitté la friture ou la matelote qu’ils mangeaient.
– Qu’est-ce ? demande l’ami de Paris, étonné de cet élan général.
– C’est le noyé qui nous arrive, répond l’Asniérois avec ce petit sentiment de fierté du propriétaire qui vante les charmes de sa localité.
Et c’est vrai… Il est là… Un peu inexact, mais enfin il est là ! N’allez pas croire qu’on vous triche, que ce soit un noyé d’hier qu’on vous ressert… Non, il est frais, c’est bien le plat du jour.
Selon l’heure à laquelle il s’est fait repêcher, le noyé a plus ou moins de succès.
Tout l’engouement est pour celui du soir !!! L’heure de l’absinthe lui vaut un nombreux public d’hommes, et, à ce moment, le retour de la promenade amène les dames qui, le matin, n’osaient venir en négligé d’intérieur.
C’est la mode ! Avant dîner, on va faire le tour du repêché, comme à Paris on fait son petit tour de lac. Dans le high life d’Asnières, rien de plus usité que cette phrase : « Le tour du noyé était fort animé ce soir, n’est-ce pas, duchesse ? ».
Ainsi, quand, dans la mâtinée, la pêche a fait coup double, on met de côté le plus blanc et le plus potelé pour le soir. Pour un peu, on l’entourerait de cresson.
Le matin, on a écoulé celui qui était le moins de défaite. À quoi bon gaspiller un joli sujet, quand chacun est allé à Paris pour ses affaires et qu’on sait que les dames ne viendront pas ? Pour l’exhibition matinale, on utilise celui qui a été se noyer en bas, à la sortie de l’égout collecteur… Un malpropre, quoi ! On ne l’estime pas, mais on le sert parce qu’il faut donner le compte et que les Asniérois crieraient si on leur en faisait tort.
Ils sont si intimement convaincus de leur droit que, pour eux, tout homme qui se fait repêcher avant d’être complètement noyé, n’est qu’un voleur !… Comme qui dirait un misérable qui aurait bu l’huile des illuminations publiques… Un empêcheur de danser en rond !
Pour l’Asniérois, la noyade est une sorte de turf dont les mariniers sont les jockeys. On s’engage volontiers pour tel ou tel. À ce cri : « Au secours ! », on ouvre aussitôt son livre de paris.
– Hardi, Pierre ! Quel coup de gaffe ! Il ne gâte pas le sujet ! Vingt louis pour Pierre contre Baptiste.
– Tenu pour Baptiste… Il connaît tous les bons trous… Baptiste a la vogue et il la mérite, car il en est à sa cent vingt-sixième pêche heureuse… Avec ses primes, il soutient une vieille tante qui a perdu la vue à piétiner de la pâte pour fabriquer le macaroni !…
Après ce long plaidoyer en faveur de sa localité, celui de mes deux voisins de table qui venait de parler, s’arrêta encore pour respirer, puis d’un ton sévère, reprit en forme de péroraison :
– Il se peut que la campagne t’ennuie, mais maintenant, tu n’oseras plus soutenir qu’à Asnières, on manque de distractions !
Commenter  J’apprécie          10





Ont apprécié cette citation (1)voir plus




{* *}