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Citation de Toocha


C'est la première chose qui te sauvera : oser dire la rage qui t'habite. Oser dire ce que les braves mères n'avouent jamais : la fatigue, la fureur, l'amour qui ne se lève pas.
De ces mots sortis de toi, tu rencontreras d'autres femmes qui te diront "moi aussi". Et leurs récits feront écho au tien. Et tu découvriras ce que tu n'avais jamais connu avant cela : la sororité. Jusqu'à présent, tu n'avais envisagé tes amitiés féminines que sous l'angle de la comparaison et de la compétition. Toi qui te croyais seule, minable, mauvaise mère, tu prendras conscience que non : ton histoire n'est pas celle d'un échec individuel. C'est l'histoire de toutes les femmes à qui on a fait croire à une perfection impossible. C'est l'histoire d'un système qui les invisibilise et qui les broie. Avec elles, autour du feu, enfin tu trouveras ta place. Tu reliras Beauvoir, tu reliras Woolf, puis d'autres voix encore, des femmes d'aujourd'hui. Et cette force que tu espérais trouver en donnant naissance, c'est finalement auprès d'elles que tu la sentiras battre.
Tu réapprendras la colère. Celle qu'on t'interdisait d'exprimer, sous prétexte qu'elle te rendait laide, qu'elle te rendait méchante. De nouveau, tu la sentiras, bruissant au creux de toi. Tu n'en auras plus honte. Tu la dompteras. Tu la chériras. C'est grâce à elle que tu oseras te lever. Dire "non" aux inquisiteurs qui guettent le moindre de tes faux pas. [...] Plus jamais tu ne confondras la colère avec la violence qui humilie. Plus jamais tu ne laisseras quelqu'un enfreindre ton territoire.
Et cela, tu l'apprendras à tes filles.
Tu renonceras à la perfection, à la maison toujours propre et bien rangée, aux repas toujours maison, bio et équilibrés. Tu accepteras le désordre, les paniers à linge qui débordent, les goûters trop sucrés, la poussière qui s'accumule sur les étagères, les vêtements un peu froissés. Tu diras à Julien : "Maintenant nous sommes à armes égales." Et tu le laisseras prendre sa part.
Tu pardonneras à ton corps affaissé par les maternités, les nuits sans sommeil et le manque de volonté. Après des années de désamour, tu oseras poser sur lui des yeux indulgents. L'estimer comme un indéfectible compagnon de route. Parfois même, tu t'autoriseras à le trouver beau. Et cela, tu l'apprendras à tes filles.
Tu t'accorderas un temps et un lieu rien qu'à toi, et ce sera non négociable. Dans l'urgence des semaines, tu te tresseras un cocon, pour écrire, lire, penser. Parfois même pour ne rien faire. Simplement reprendre ton souffle. Tu ne craindras plus de passer pour une égoïste, car tu le sauras : il est des égoïsmes qui sauvent.
Tu apprendras à te conquérir, comme un royaume perdu il y a longtemps.
Et à ton tour, tu l'apprendras à tes filles.
Tu refuseras l'histoire qu'on te raconte depuis toute petite : celle des mères courage qu'on porte aux nues. Celle des mères dont on n'accorde de la valeur que parce qu'elles ont été des saintes et qu'elles se sont sacrifiées. Tu prendras conscience des travers de ce récit : c'est qu'il nous prive du droit d'être fragiles et d'être soutenues. C'est qu'il nous ligue les unes contre les autres, d'un côté celles qui triomphent, de l'autre celles qui échouent, au lieu d'unir nos forces et de nous légitimer. Tu décideras que plus jamais tu ne te sacrifieras. Car tu comprendras que le revers du sacrifice, c'est l'aigreur. L'attente d'un impossible dû. Et de cette dette, tu libèreras tes filles. Jamais tu ne voudras qu'elles s'empêchent d'être faibles, par loyauté envers la lignée qui les précède.
Alors un jour, tu invoqueras l'esprit de tes aïeules, avec leurs mouchoirs roulés en boule, leurs tabliers et leurs savates, et tu leur diras : "Je salue votre force. Mais c'est décidé : je ne serai pas des vôtres." Et pour toujours, tu briseras la chaîne.
Tu renonceras à être une mère réussie et à avoir des enfants réussis. Tu apprendras la beauté des ratures, de l'inachevé, de l'ambigu. Et que même du chaos le plus total, l'amour peut se lever.
Tu connaîtras la joie, celle qui vrille le ventre et qui emporte. Tu verras tes filles semer autour d'elles des éclats de rire et des bonheurs grands comme des soleils. Dans les brèches de ton cœur pousseront des herbes folles.
Année après année, tu les verras grandir, s'affirmer, tomber, hurler, se relever. Et brique après brique, construire le royaume qui sera le leur. Sans crainte, tu les laisseras te quitter parfois, pour mieux se l'approprier. Tu comprendras que, malgré l'amour et les épreuves, elles ne te doivent rien. Qu'elles sont libres et qu'un jour viendra où, loin d'elles peut-être, comme on te l'avait prédit, tu finiras toute seule.
Mais plus jamais tu n'en auras peur. Car tu auras appris à te suffire à toi-même.
Alors voilà. Je te regarde ce matin, dans la chambre rose de la maternité, avec ton bébé dans les bras. Je pense à tout ce qui t'attend, et que tu ne soupçonnes pas encore. Tu es au début d'une longue histoire. Tu as peur déjà de l'altérer, qu'elle ne soit pas aussi belle que ce que l'on exige. J'aimerais te dire : méfie-toi des histoires trop belles. Des histoires de mères heureuses et de devoir accompli. L'histoire qui t'attend sera parfois noueuse, bosselée, éraflée des grands coups de lame que tu jetteras dedans. Mais ce sera la tienne. Et elle fera de toi celle que je suis aujourd'hui.
A toi que j'étais ce matin-là, voilà tout ce que j'aurais aimé qu'on me dise. Si je pouvais, je m'assiérais près de toi. Je t'offrirais mes mots comme un onguent. Sur ton cœur brouillé, longtemps, je passerais mes paumes. Je te veillerais comme la sœur que tu n'as pas eue. Je t'envelopperais comme toi-même tu enveloppes ta petite fille. Car tu ne le sais pas encore. Mais ce matin, toi aussi, tu viens de naître.
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