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Citation de Dorian_Brumerive


C'était à l'heure douteuse où l'ombre s'épaissit dans les dessous du taillis, tandis que ses cimes s'embrasent aux derniers reflets du soleil couchant, l'heure où les chants ont cessé, mais où on entend encore les gazouillements discrets par lesquels les petits oiseaux préludent au sommeil; les autres ont tour à tour regagné le gîte, branche haute ou buisson épais; le premier levé, le dernier couché salue les progrès de la nuit par un trille de son fifre, et, dans les grands marronniers, les pies et les jais se jettent leur dernière recommandation de vigilance; puis tout se tait, on n'entend plus que le coassement monotone des grenouilles dans le lointain; pendant quelques minutes, le silence affecte une certaine solennité. Bientôt, sous la voûte encore nacrée, mais devenant de plus en plus opaque, une étoile scintille comme le feu d'un phare lointain; cette étoile, c'est elle qui donne le signal à tous les proscrits que leur sort condamne à faire du jour la nuit et de la nuit le jour; ils s'éveillent, ils quittent leurs retraites; dans ces ténèbres tutélaires, ils vont à leur tour pourvoir à leurs besoins et dérober quelques joies au destin trop rigoureux qui les accable.
Le peuple lapin n'est jamais des derniers à obéir à cet appel de la nuit, et quelquefois, il le devance. Les terriers se vident, les gîtes se dépeuplent, on va, on vient, sur le tapis de feuilles sèches ou de gazon, on se salue, on se reconnaît, on badine; puis, d'un accord tacite, on se dirige vers les bordures où l'on trouvera des aliments un peu plus savoureux que ces herbes forestières sans sucs et sans parfums, que ces écorces dures et fibreuses qu'on arrache si péniblement aux arbres.
Il va donc sans dire que Jean Lapin rencontra de nombreux camarades sur sa route; un peu timide, il hésita d'abord à se mêler à leurs jeux; puis, enhardi par la cordialité qui semblait y présider, il se mit de la partie, et l'aimable bande consacra sa nuit à gambader dans un champ de blé qu'elle avait choisi pour théâtre de ses ébats, non sans s'interrompre pour donner quelques coups de dents aux lambris de la salle de danse, lesquels représentaient encore le buffet.
Quand, une lueur pâle se montrant à l'orient, les noires silhouettes du bois commencèrent à dessiner leurs contours sur un fond grisâtre, chacun, s'éclipsant un à un, rentra discrètement sous le couvert. Jean Lapin avait compris qu'il n'avait rien de mieux à faire que d'imiter les manoeuvres de ses nouveaux amis; il regagna son bois derrière eux; mais toujours poursuivi par l'impression que le souterrain avait produite sur ses nerfs, plutôt que d'affronter le terrier, il se décida à camper en plein air comme la plupart des camarades; il se glissa dans la plus épaisse des touffes de bruyère qu'il rencontra, s'y installa le plus commodément qu'il put et passa une journée aussi charmante que l'avait été la nuit, tantôt en goûtant un sommeil réparateur, et tantôt en s'enivrant d'air et de soleil.
Le soir et le jour qui suivirent, Jean Lapin fut d'autant plus exact au rendez-vous qu'un sentiment plus impérieux encore que la faim, et plus doux que le plaisir des gambades, l'y attirait désormais. Son coeur avait parlé; il avait distingué dans la foule une Jeannette pour laquelle il se sentait un penchant décidé. Ses grands yeux bruns brillaient d'un éclat sans pareil, elle avait une façon de rejeter son oreille gauche sur le côté qui donnait à sa physionomie une grâce irrésistible; si charmante, elle ne paraissait pas le soupçonner, tant elle se montrait simple et modeste sous sa robe gris de lin. Jeannot se borna longtemps à la considérer avec une sorte d'extase aussi muette que respectueuse; mais ce qui se passait autour de lui ayant démontré que le platonisme n'est point de mise chez le peuple lapin, il risqua une déclaration que l'aimable vierge accueillit tout de suite par des propos si encourageants que Jeannot se trouva transporté d'un seul bond au septième ciel. Hélas ! Son ivresse ne fut pas longue. Au moment où il s'engageait dans une coulée dont les méandres serpentaient à travers un trèfle aussi haut qu'il était épais, un véritable nid d'amoureux, le couple se trouva tout à coup nez à nez avec un vieux grognard d'un extérieur peu rassurant, à l'habit souillé, déplumé, et dont les oreilles, criblées de petits trous et tailladées sur le bord, indiquaient qu'il avait vu quelquefois le feu et pris part à maintes batailles. Sans explication, sans laisser à Jeannot le temps de se reconnaître, le nouveau venu s'élança sur lui et le mordit cruellement. Fortifié par la présence de la dame de ses pensées, Jean Lapin entama une résistance héroïque, et le combat commença. Il fut long, mais il ne pouvait être douteux. Rossé d'importance, le pauvre Jeannot dut abandonner le champ de bataille, couvert, non du sang, mais du poil que les deux champions s'étaient arrachés à l'envi dans cette peignée homérique, et il subit encore l'humiliation de voir la douce et modeste vierge s'en aller avec le chenapan sans trop faire la renchérie.
En pareil cas, si un homme ne se brûlait pas la cervelle, le moins qui pourrait lui arriver serait d'attraper la jaunisse. Chez les lapins, on apprécie bien plus exactement la valeur de ces sortes de déceptions. Ils savent qu'il faut se dépêcher d'en rire pour n'avoir pas à en pleurer, et, dès le lendermain, Jean Lapin, tout consolé, entamait une nouvelle églogue avec une bonne dame, moins fraîche que la première Jeannette, à la moustache un peu plus hérissée, mais assez expérimentée pour apprécier la différence d'un aimable jouvenceau à un galantin chevronné.
Pendant trois mois, Jean Lapin fut de cet avis que tout était ici-bas dans le meilleur des mondes, et que, si Dieu avait créé la terre, c'était uniquement pour la donner en patrimoine aux lapins. Puis l'automne arriva.
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