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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Des ronces écartées révèlent une sente naturelle. Comme pour lui barrer le passage, une épine s’accroche à la robe de Soyindâ. Vingt pas encore jusqu’à la roche plate où le vieux cèdre se penche sur le lac. Elle se dégage et encourage Singhâ. La novice marque une hésitation, d’évidence elle ignore ce lieu, puis se faufile à sa suite. Sur une branche ployée en dais, une alouette les accueille, gorge rousse et plumage d’argent.
Tant d’arbres ont jalonné sa voie. Le grand pîpàllâ de Melgôr, l’arbre-à-savoir de Tawana et Flor, la glycine de l’Hacienda Ramos, les avocatiers du Convento. Et tant d’oiseaux, les passereaux de la vallée supérieure, le souimanga de Tyran, le colibri de sa terrasse, dont la disparition a préfiguré la débâcle… Émanations de ce vieux cèdre et de son alouette, dont la descendante, éperdument, la salue de son trille.

Comme à cet appel, une flèche de nacre fend la masse opaque des monts Karâm et Fu-tôg. Un trait fuse dans la pointe du V qui les sépare, semblable à ces cavaliers dont la fougueuse avant-garde annonçait jadis au peuple de Bâ-tan que lui venait le Prince d’Airain.

Les monts peu à peu se découpent. Entre eux paraît l’éblouissante voussure que les deux femmes, leur fardeau posé, accueillent paupières closes, bras ouverts, paumes tournées vers l’astre. En contrebas sonnent les cloches. Les tuiles chatoient, une poudre d’argent essaime à la surface du lac.

Dans une fine brise aux senteurs balsamiques, la vallée sort de l’ombre.

Soyindâ peine à reconnaître. La Demeure converse a disparu, de même que la maison de Sathô et la masure qu’il leur concédait, accrochée à son flanc comme une verrue. À leur place, des cubes de béton. D’autres écrasent les habitations polychromes et leur foison de paraboles, envahissent les rives, grignotent les cultures potagères et les orges dorées. Seuls leur résistent au pied des monts la forêt de bambous et le vert luxuriant des plantations de thé.

Les plus grands, aux lisières du bourg, cachent des manufactures où les enfants de Bâ-tan s’usent les yeux et voûtent le dos à fignoler de leurs doigts lestes ces futilités dont « là-bas » est avide, grommelait hier dans l’autocar sa voisine de banquette.

Depuis la nuit des temps, sitôt qu’ils tiennent debout, les rejetons pauvres de Bâ-tan participent au labeur, y acquérant force, habileté, courage. Mais plus rien n’est pareil, se lamentait la femme, ils minent aujourd’hui leur vie à gagner le riz qu’apportent les camions et qui a supplanté notre fungwa d’orge…

Pauvre parmi les pauvres, Soyindâ n’y a pas échappé. Dès qu’elle l’a vue ferme sur ses petites jambes, sa mère ne l’a plus prise aux plantations de thé où les bébés restaient emmaillotés à même le sol. Elle a mené paître leurs deux chèvres, Sauvageonne et la Douce, inestimables présents de Sathô, seul homme de sa maisonnée, entouré de cinq sœurs et nièces. Elle les attelait à une charrette abandonnée que le presque vieillard avait rafistolée pour elle. Au-delà des potagers, elle attachait ses bêtes à un arbre et coupait des joncs dans les criques du lac. Sa besogne achevée, elle dansait, dansait, à voler par-dessus les cimes, à se dissoudre dans la lumière. Quand elle revenait de ce côté du monde, elle reprenait souffle en serrant les chèvres dans ses bras, puis les réattelait et ramenait à la nuit tombante le produit de son labeur, emplie d’une sensation exquise dont elle ne savait pas qu’elle s’appelait solitude.

La danse – un mot qu’elle ignorait – l’a saisie un matin d’été, pour autant qu’il y ait des saisons à Bâ-tan, vallée des Cinq Printemps. Le nez dans l’herbe de la rive, elle débusque un grillon qui, percevant l’intruse, réintègre son trou. Elle reste sans bouger, souffle en suspens. Deux antennes pointent. La tête émerge, puis le corps. La petite bête fait volte-face, présente un croupion qu’elle se met à tortiller. La fillette retient son fou rire. Deux élytres alors se déploient, le cri-cri emplit l’air chargé de senteurs âcres. Traversée d’une joie fulgurante, l’enfant se redresse pour, frénétique, piétiner l’herbe, dandinant son popotin, faisant voleter sa jupette, mimant des lèvres et de la langue. Tellement à son jeu qu’elle ne voit pas s’approcher Korâkh, le petit-neveu de Sathô. Elle revient à elle en entendant ses quolibets, Hou l’ardiyâ, hou la gourgandine ! Il la singe à dix pas, les yeux dardés. Puis il fait mine de baisser sa culotte. Elle se met à hurler. On accourt. Le garnement s’enfuit.

Elle en retient que reproduire l’activité d’un insecte est source d’un bonheur répréhensible. Elle ignore avoir dansé, la langue de Bâ-tan ne connaît pas ce terme et l’unique spectacle qui en tient lieu, le nan-gô, est réservé aux mâles.

Dès lors, bravant les récits qui les peuplent d’êtres maléfiques, la fillette s’imposera de longues marches vers les criques envasées en amont des orges, là où les joncs croissent dru. Et Sauvageonne comme la Douce traîneront leur fardeau sans jamais rechigner. Loin de tout regard, elle se coulera dans chaque bête aperçue, filant dans le ciel, fondue aux vents, bras déployés, poitrine gonflée, chevelure affolée, se glissera dans les craquelures de la terre, la dureté de la roche, le friselis des vagues, le bruissement des feuilles, les festons de lumière qui nimbent les nues.

Au printemps suivant, par une aube où le soleil filtre à travers une mousseline de brume, un spectacle étonnant l’accueille. De partout, pris de folie, surgissent des crapauds qui s’agglutinent, se grimpent sur le râble, tentent de s’en faire choir et repartent à l’assaut. La masse grouille en direction du lac où elle s’immerge.

Elle n’aime pas ces animaux gluants et balourds, au contraire des grenouilles dont les bonds déliés l’inspirent. Allongée sur la rive, elle observe avec fascination autant que répugnance le monstrueux accouplement, grappes de mâles sur une seule femelle, âpres batailles pour déloger celui qui parvient à la chevaucher. Celle-ci s’abandonne, cuisses ouvertes, pattes avant battant l’eau avec mollesse.

Un déclic propulse la fillette. Elle se courbe et se met, avec un frisson inconnu, à les imiter, interminablement, jusqu’à ce qu’épuisée elle s’abatte sur la berge et sombre dans un sommeil peuplé d’étranges sensations. À son réveil, les crapauds ont disparu. Subsistent de troubles réminiscences.

Elle a six ans quand sa mère la surprend dans ses jeux au retour de la plantation où elle cueille le thé blanc pour un riche propriétaire de Melgôr. Elle la morigène, ce sont là tentations de puissances malveillantes qui possèdent l’esprit des filles afin de les emporter dans leurs grottes et les transformer en ardiyâ, qui envoûtent les hommes, les arrachent à leur foyer. Si la petite n’a pas de père, c’est que l’une de ces démones l’a entraîné avant qu’il ait pu épouser la femme qu’il avait séduite.

Ardiyâ ! Le terme employé par Korâkh, avec celui de gourgandine, quand il l’avait surprise à imiter le grillon !

Soyindâ se mure en elle-même. Et sa mère, désespérée, comprend que menaces et supplications seront vaines, que sa fille porte dans son sang la tare paternelle. Qu’y faire ? La cueillette du thé rapporte à peine de quoi se cuire une crêpe d’orge ou de la fungwa, jeter un piment dans une poêlée de fèves. Sans mari, si l’on veut boire un bol de lait ou compléter le repas d’une cuiller de caillé, il faut bien couper des joncs et mener paître les chèvres.

Le chant sacré s’élève tandis que sonnent les cloches. Conduite par Mâa Yarmâ, la file des moniales franchit le portail du temple et ondule à flanc de mont vers le monastère des hommes, sur l’autre face de la saillie rocheuse. On est veille de pleine lune. Tout le jour, ils et elles vont chanter, puis méditer la nuit entière. Et à la prochaine aube, par la Sublime Communion, pour que l’univers soit en ordre, fusionneront les essences mâle et femelle.

Il en va de même à chaque lunaison, de l’équinoxe au solstice. Et du solstice à l’équinoxe, les moines feront la route inverse.

Au moins, cela n’a pas changé. Sinon que la file est moins longue.

Beaucoup moins longue…

Soyindâ, ces jours-là, quittait la masure aux dernières étoiles. Chaque bras au cou d’une chèvre, elle suivait la pérégrination des moines en toge grenat ou des moniales en robe safran, une fleur d’hibiscus piquée dans leurs cheveux. Elle tremblait d’exaltation devant les mystères interdits. Et quand se refermait le portail, la danse la saisissait.

Ainsi, par un de ces matins, le plus limpide que Bâ-tan ait vécu, elle s’harmonise au chant et au tintement des cloches. Les oiseaux pétrifiés d’harmonie retiennent leur gazouillis.

Quand elle reprend haleine, une fillette inconnue la contemple.

Entre Yarmâ et Soyindâ, l’amitié jaillit comme source du roc.

Les néons cessent de clignoter aux abords de l’ex-caravansérail mué en gare routière. Une moto fracasse le charme, un camion klaxonne, l’autocar pour Melgôr s’ébranle en pétaradant. Les enfants, jupe ou short marine, chemise blanche et cartable au dos, convergent vers le cube qui a remplacé la Demeure converse où vivaient moines et moniales qui avaient failli à la maîtrise du corps ou au détachement du cœur. Leur communauté cultivait des champs qui approvisionnaient les deux monastères, s’adonnait à l’artisanat et veillait sur la progéniture dont la survenue les avait menés là. Elle y tenait aussi un lazaret, enseignait lecture, écriture et calcul aux rejetons des familles aisées, garçons un jour et rares filles le lendemain. Yarmâ en faisait partie, Soyindâ n’avait pas cette chance. Mais lorsqu’elles se retrouvaient, son amie lui transmettait ce qu’elle savait et apprenait d’elle à danser.

La Demeure menaçait ruine, expliquait hier Mâa Yarmâ, devenue supérieure, Tara-Mâa, du monastère des femmes, quand Soyindâ lui a exposé son vœu de monter saluer le Maître avant de disparaître à jamais sur sa route. De toute façon, conver
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