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Citation de mandarine43


Vous me demandez, jeune homme, de convoquer des souvenirs que je n'ai cessé de solliciter pendant des années, mais il m'avait semblé ces derniers temps que l'heure était arrivée de les laisser en paix, non qu'une quelconque quiétude m'eût envahie ; seulement, les jours passant, puis semaines, mois et enfin décennies, il paraissait vain de vouloir capter une parcelle de mémoire, une réminiscence qui fût, si ce n'était consolatrice, du moins apaisante.
Vous me priez de raconter d'un monde à jamais englouti, et quand bien même je parviendrais à replacer les événements dans l'ordre exact où ils se sont déroulés, ou plutôt celui dans lequel ma mémoire les a fixés, comment pourrais-je vous faire respirer l'air d'un temps qui n'est plus, vous donner à sentir les effluves du marché, les choux, les pommes de terre, les poulets dans leur cage avant qu'ils passent sous la lame de l'abatteur, les harengs en saumure, restituer l'odeur persistante de tabac de l'Union des écrivains où j'ai passé mes premières années, courant à quatre pattes entre les bottes d'un poète de Galicie et celles d'un romancier des bas-fonds, et quand bien même je le pourrais, que vous disent ces noms, Markish, Warszawski, Singer, Rawicz, au regard de ce qu'ils m'évoquent ? Avez-vous jamais entendu ceux de Zusman Segalowicz et Yekhiel-Yeshaye Trunk ? Peut-on partager ce que l'autre ne connaît pas ? Comment pourrais-je rappeler cette époque et ces lieux dans votre langue alors qu'aux tables de l'Union, on parlait yiddish surtout, hébreu un peu, polonais pour jurer et d'autres langues des confins, usant de vocables que certains membres avaient rapportés de leurs Babylones, des baragoins pour ainsi dire. Le roumain, l'ukrainien, le russe vous sont lointains, inexistants presque, tant vous baignez dans l'Occident, alors qu'ils me constituent. Même après tout ce temps, je les entends mais saurai-je les reproduire ? Et plus que le son de chacune séparément - car vous les entendez à Moscou, Bucarest, Lviv, Varsovie, Tel-Aviv ou New York - c'est le concert qu'elles formaient toutes ensemble, et ne formeront plus, que je ne saurais vous restituer tel que je l'ai entendu, il bourdonne encore en moi, à me rendre folle. Certains jours, je voudrais qu'il me quitte, que le dernier violon de cet orchestre cesse son crin-crin comme les musiciens de la Symphonie des adieux délaissent un à un la fosse d'orchestre après avoir mouché leur chandelle.
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